Ce qui demeure assez intrigant à propos de ce film, c’est avant tout son absence de musique. Mais ce qui l’est d’autant plus, c’est de se rendre compte à quel point peu de gens en ont effectivement pris conscience. C’est de se rendre compte que le maître Farhadi parvient à captiver son public (pendant plus de deux heures) sans ajouter à son film un quelconque artifice – non pas que la musique en soit un. Mais il est indéniable qu’elle contribue régulièrement à la création même de l’émotion. Et là s’enfouit inévitablement le mystère singulier du paradoxe : car peu de films nous avaient autant émus que celui-ci.
Un regard, un regard aura suffi pour nous convaincre que Le Passé est une perle rare, une petite merveille, un véritable tourbillon d’émotions. Un regard, celui de Bérénice Bejo lors des premières secondes du film. Ses cheveux, ses dents, son regard ; tant d’éléments constituant sa folle beauté – qui, par ailleurs, ne cesse de nous rappeler celle de Natalie Wood. Un regard qui nous en dit long sur le jeu des acteurs. Sublimement réfléchis par Asghar Farhadi, le conflit intérieur de Tahar Rahim et le calme olympien d’Ali Mosaffa sont, pour ainsi dire, saisissants de vérité. D’autant plus que l’interprétation des trois enfants demeure effectivement époustouflante.
Mais si la direction d’acteurs semble tout droit sortir du génie, c’est peut-être parce que Farhadi en est un. Sa réalisation ne cesse de nous étonner, la qualité des plans est à couper le souffle et la mise scène implose de sincérité. Sincérité qui se retrouve également dans le scénario. Scénario maitrisé avec brio, avec justesse, avec humanité. Même les décors semblent judicieusement choisis : la maison dans laquelle vivent les protagonistes du film étouffe aussi bien ces derniers que le spectateur.
Et lorsqu’au milieu du film, on ne peut s’empêcher de s’avouer intérieurement que Le Passé est un chef-d’œuvre, on prend alors conscience qu’on ne pourra non plus s’empêcher de se lever et d’applaudir le film lorsque celui-ci se terminera. Et lorsqu’on comprend que la fin est proche, lorsqu’on se sent enfin prêt à se lever pour acclamer l’œuvre alors accomplie, Farhadi nous assomme – avec beaucoup d’amour – à l’aide d’un ultime plan autant surprenant que déroutant. Le Passé est de ces films à la fin desquels on se sent grandi ; on a aussi l’impression d’en sortir plus humain. Rarement un cinéaste comme Farhadi n’avait adressé autant de liberté à son spectateur. Car Farhadi nous laisse libre ; libre d’aimer ou de détester, d’interpréter le film comme nous le souhaitons. La confiance que place le réalisateur en chacun d’entre nous est des plus étonnantes : jamais un cinéaste ne s’était montré aussi respectueux à l’égard de son public.
Le Passé, c’est donc la preuve qu’il n’est pas nécessaire qu’un scénariste soit prétentieux comme Leos Carax pour pouvoir plaire au cinéphile. C’est la preuve qu’il n’est pas nécessaire qu’un réalisateur filme des scènes sexuelles, comme Jacques Audiard se croit parfois obligé de le faire, pour montrer à l’écran que deux personnages s’aiment en toute simplicité. C’est la preuve qu’il n’est pas nécessaire qu’un cinéaste soit choquant comme Michael Haneke pour pouvoir adresser à son spectateur une claque des plus retentissantes.
Mais le Passé est surtout la preuve que Bérénice Bejo est définitivement une grande actrice ; qu’elle sait être tragédienne quand il le faut mais surtout comme il le faut. Les crises qui l’habitent ponctuellement pendant le film ont en effet provoqué en nous un nombre incalculable de frissons. Les larmes qu’elle nous a d’autre part fait couler resteront particulièrement inoubliables. Son ton de voix, sa justesse, son regard ; tant d’éléments constituant son interprétation – ou incarnation – qui demeureront incontestablement ineffables ; mémorables. « Tais-toi. » nous avait ordonné la maitresse de cérémonie du festival de Cannes 2012. On ne put s’empêcher d’obéir à sa requête ; et sans même nous en rendre compte. Car si dans The Artist, Bérénice était belle et bien muette ; au terme du Passé, ce fut assurément à notre tour. A notre tour de le devenir ; muets d’admiration.