Après le triomphe aux Oscars et aux Césars d'"Une Séparation", un des trois films à avoir obtenu 9/10 dans ces critiques, inutile de dire combien "Le Passé" pouvait être attendu avec impatience et curiosité, d'autant plus qu'il s'agissait d'une transplantation en France d'un cinéma que je qualifiais d'à la fois universel et de typiquement iranien. Les exemples sont légions de tentatives ratées d'export loin de ses racines d'un cinéaste talentueux, à l'image du "Voyage d'un ballon rouge" de Hou Hsiao Hsien, ou de "Visage", de Tsai-Ming Liang. Il est fort heureusement des exemples plus réussis, comme "Le Havre", de Kaurismäki, " My Blueberry Nights" de Wong Kar Wai ou pour rester en Iran, "Copie conforme", de Kariostami.
Ashgar Farhadi était conscient du risque de tomber dans l'exotisme à rebours, Tour Eiffel et béret basque, comme un Woody Allen dans "Minuit à Paris" ou un Steven Spielberg dans "Arrête-moi si tu peux" : "Le danger qui guette tout cinéaste qui décide de faire un film en dehors de son contexte d’origine est d’y mettre les premières choses qui captent son regard. J’ai pris le contre-pied de cette démarche. Puisque l’architecture de Paris me fascinait, j’ai voulu la dépasser pour accéder à autre chose" L'action se déroule donc en banlieue, et les éléments parisiens sont ceux du quotidien, R.E.R., mobilier urbain, immeuble haussmannien... De toutes façons, Ashgar Farhadi n'est pas un cinéaste du plan large, il aime circonscrire ses acteurs dans les limites de leur environnement proche, à l'instar de la première scène à l'aéroport où Marie et Ahmad se parlent à travers une vitre, et où transparaissent surtout la complicité et une forme de tendresse qui rejaillissent immédiatement, avant que les raisons de ces retrouvailles ne ramènent les griefs du passé.
On retrouve bien toutes les qualités d' "A propos d'Elly" ou d'"Une Séparation", que ce soit sur le plan scénaristique, au niveau de la réalisation ou de la qualité de la direction d'acteurs. On a comparé l'histoire à un thriller, et c'est assez vrai, car le spectateur est placé au départ dans une situation apparemment simple, celle d'un homme qui vient signer les papiers du divorce, et qui va démêler la pelote des événements qui ont amené les protagonistes français à vivre aussi douloureusement leur situation. À coups de rebondissements, de fausses pistes et d'un maîtrise confirmée de l'art de l'ellipse et du hors champ, Ashgar Farhadi parvient à maintenir la curiosité du spectateur jusqu'au bout des deux heures, même si le dernier quart d'heure semble prendre une voie de traverse qui n'est pas forcément la plus intéressante.
Comme dans "Une Séparation", la force du récit repose sur l'absence de jugement sur les personnages : Marie n'est pas forcément sympathique, mais c'est elle le personnage fort de l'histoire, comme souvent les femmes chez Farhadi ; Samir non plus peut paraître abrupt, notamment dans ses principes éducatifs vis-à-vis de son fils, mais la scène bouleversante du métro nous montre aussi les raisons de son attitude et de la douleur qu'il vit. Quant aux personnages qui semblent d'emblée plus positifs, que ce soit Lucie qui apparaît comme une victime des circonstances, ou le serviable Ahmad, on découvre qu'eux aussi ont une part d'ombre et que leurs actions, aussi bien intentionnées qu'elles aient été, ont pu avoir des conséquences ravageuses. Une nouvelle fois, Farhadi accorde une place importante au point de vue des enfants sur la situation créée par les adultes, et le regard de Lucie (jouée par l'impressionnante Pauline Burlet, qui incarna " La Môme" à 10 ans) renvoie à celui de Termeh sur la séparation de ses parents et leurs compromissions avec la vérité.
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