A mon avis, ce type de film n'est pas un film mais un documentaire. Un documentaire bien scénarisé, bien mis en scène, bien joué par des acteurs convaincants mais un documentaire quand même. Manifestement, le but est de restituer la réalité, uniquement la réalité, exactement la réalité sans aucun artifice. Comme ces peintres du début du XX ème siècle qui "faisaient le plus ressemblant possible" ; la critique bourgeoise les appelait péjorativement "les peintres pompiers". Il est quand même surprenant de constater que la critique branchée actuelle porte ce type "d’œuvre" aux nues.
En effet que ne voit-on pas dans "Suzanne" que l'on ne peut observer simplement en ouvrant les yeux et les oreilles dans son quartier, sa cité, son village ?
Décortiquons.
Un foyer mono parental tenu par un brave homme qui travaille dur pour élever ses deux filles adolescentes. Tu as besoin d'aller loin pour voir ça ?
Une pauvre fille vaguement rebelle et plus vraisemblablement bornée qui tombe enceinte à quinze ans et choisit de garder l'enfant (qu'elle abandonnera quand même plus tard pour faire bonne mesure). Tu as besoin d'aller loin pour voir ça ?
-- Certes, mais tu n'es pas romantique, tu n'as même pas vu que ce film irradie l'amour. D'abord l'amour de ce père pour ses filles, n'est-ce pas extraordinaire ?
Ah ! Un père qui aime ses enfants, c'est extraordinaire ? Soit tu n'as pas d'enfants, soit il te manque un bout.
- Mais l'amour que suzanne porte à l'admirable jeune homme qu'elle croise, n'est-ce point magique ?
Si, bien sûr, l'amour est toujours magique mais ici je vois plutôt l'attirance un peu glauque que ressentent les filles paumées pour la petite gouape inculte qui partage leur banc au lycée. C'est d'une banalité affligeante. De surcroit j'ai rencontré des nanas que tu ne peux espérer séduire qu'en émaillant ton propos de citations surfant sur plusieurs siècles et conjuguées à l'imparfait du subjonctif, et bien ces mêmes nanas sont fascinées par l'histoire d'amour vécue par suzanne et le cornichon décrit ci-dessus. Ça c'est extraordinaire : on pourrait en faire un film sur la ou les dichotomies qui habitent l'âme humaine.
-- Il reste quand même le propos sur le destin, le fatum qui écrase cette fille du peuple.
Je n'y vois aucune fatalité mais un genre d'absurdité qui en pousse certains à faire, envers et contre tout, systématiquement, aveuglément, le mauvais choix. D'abord, contrairement à ses ainées, elle a eu le choix de pouvoir se protéger pour éviter la grossesse. Elle ne l'a pas fait. Ensuite elle aurait pu choisir l'IVG, certes c'est très difficile, c'est un acte capital, c'est un choix extrêmement poignant mais c'est quand même un choix que ses ainées n'avaient pas non plus. Elle ne l'a pas fait.
Dans ce premier volet, je ne vois pas où est la malchance.
Ensuite s'acoquiner avec un petit voleur suintant de médiocrité et pratiquer des cambriolages minables n'est quand même la meilleure méthode pour mener une vie paisible et heureuse. Bien sûr, le destin, la malchance, bref la police, frappe gentiment. Que fait notre belle, un peu sonnée par ce (gentil) coup du sort ? Elle se range ? Que nenni ! Elle a l'idée géniale de trafiquer de la drogue. Elle se fait gauler (note positive qui, pour beaucoup, signe la rédemption et la beauté du film : elle fait exprès de se faire gauler. C'est vrai mais vu le niveau d'excellence de ces deux bras cassés, ils n'auraient pas été bien loin, non plus).
Donc, hormis le fait qu'elle se dénonce elle-même, ce qui est quand même original, c'est un documentaire scrupuleusement précis sur la vie de ces millions d'êtres qui, englués qu'ils sont dans leur origine sociale et manipulés par un environnement outrageusement consumériste, se débattent misérablement pour essayer de vivre. Malheureusement il ne nous apprend rien car comment ignorer cela à moins d'être sourd, aveugle, tétraplégique et habiter sur Sirius le jour d'une panne de courant ?
Curieusement, dans des domaines différents, je trouve que les films "Amour" de Michael Haneke et "Henri" de Yolande Moreau et ce fameux "Suzanne" de Katell Quillévéré se ressemblent prodigieusement. Le documentaire social type premier degré, brut de fonderie, sans distanciation, sans poésie, sans humour, sans fantaisie, sans dialogue ni souffle épique serait-il à la mode ?
Je le crains.