Comment adapter l’inadaptable ? Le célèbre recueil de fables et de poèmes, bientôt centenaire, de Khalil Gibran tentait d’échafauder, en puisant aux sources des spiritualités orientales et occidentales, une approche universelle des grands concepts de l’existence, qu’il s’agisse de la mort, de l’amour, du mariage et des enfants...ou même du boire et du manger. Comment faire passer à l’écran ces “perles de sagesse�, comme on dirait aujourd’hui avec un brin de moquerie ? Apparemment, en inversant l’ordre des priorités pour ne pas laisser le grand-public sur le côté, quitte à dénaturer et simplifier l’essence de l’ouvrage. En retournant cette logique comme un gant, pour l’expurger de tout point de vue trop élitiste, on pourrait aussi estimer que “dénaturer� à l’écran permet aussi de “faire connaître� à ceux qui ne s’y seraient jamais intéressé d’un autre façon..et qui, soyons fous, finiront peut-être par ouvrir un jour l’objet étrange doté d’une reliure dans lequel Gibran avait initialement couché ses pensées. Les priorités se retrouvent elles-aussi inversée : d’un côté, les éléments romanesques qui servaient simplement de léger liant aux multiples digressions poético-philosophique de Gibran constituent ici la trame narrative centrale : un poète emprisonné pour ses idées délivre ses ultimes conseils à toutes les personnes dont il a partagé l’existence ou croisé la route. De l’autre, les textes dans ce qu’il avaient de plus profond et poétique, de même que le message et la réflexion existentielle de l’auteur se muent en autant de vignettes illustrées par des animateurs d’origine et de tendances diverses. Visuellement, le résultat, en ce qui concerne la trame principale, n’est pas déplaisant, moitié Ligne claire, moitié classicisme américain de bon aloi. Les esprits les plus critiques déploreront qu’on y trouve une bonne dose de clichés orientalistes qui n’auraient pas dépareillé dans ‘Aladdin’ et que la dramatisation excessive de l’histoire de cet homme qui préfère mourir que d’abjurer ses idées, était superflue. Voilà qui n’a rien d’étonnant dès lors qu’on sait que Roger Allers a été scénariste et animateur chez Disney (on lui doit notamment ‘Le roi lion’)...et tant qu’à faire, pourquoi ne pas se dire que ces clichés et ces stimulants émotionnels prévisibles permettent de mettre ‘Le prophète’ à hauteur d’enfant, même s’ils ne comprendront pas tout et que les plus dissipés d’entre eux trouveront certainement ce dessin-animé très ennuyeux. Après tout, toute approche préliminaire ou introduction est bonne à prendre...et je préfèrerais clairement qu’ils ressentent ‘le prophète’ de manière imparfaite et lacunaire au lieu de maîtriser tous les tenants et aboutissants de ‘Captain superslip’. Restent les (trop courtes) vignettes qui constituent le coeur du ‘Prophète’ : si les textes ne sont pas présentés de manière optimale (trop fragmentés et fragmentaires, trop rapide...et puis,question déclamation, Mika, c’est quand même pas Jean Piat), ils sont en revanche magnifiquement illustrés, par des artistes européens ou venus de l’underground américain : le tango à deux que constitue le mariage chorégraphié sous le trait si reconnaissable de Joann Sfarr, le plaisir gustatif offert aux crayonnages brutaux et surréalistes de Bill Plympton, ou encore la rondeur de Tomm Moore qui se déploie en arabesques inspirées par Klimt, pour ne citer que les plus connus. Les animateurs moins réputés ne sont pas en reste, avec quelques saynettes qui touchent magistralement au figuratif et à l’abstraction. Finalement, même en sacrifiant le texte sur l’autel de l’image, ce sont quand même les sections les plus essentielles du ‘Prophète’ qui se retrouvent mises à l’honneur !