Drôle d'objet que ce film qui tient la clé de votre imaginaire mais jamais ne vous saisit vraiment. Car Conjuring n'est pas aussi terrifiant que les critiques l'affirment : même seul dans une salle obscure, vous ne vous pisseriez pas dessus. Bon, si les conditions sont réunies, vous demanderez peut-être à vos deux amis de vous accompagner aux toilettes [N. d. a. : vu, non vécu]. Quelque chose cloche donc : il s'agit d'abord de montrer que le problème n'est pas d'ordre représentatif.
Le réalisateur sait où l'homme se sent le plus en sécurité : dans la casa bachelardienne. Cette maison-là est un "espace de réconfort et d'intimité", une "zone de protection majeure", "un instrument à affronter le cosmos" (1). C'est la maison onirique, l'éternelle forteresse intérieure bâtie par l'enfant : "[lui demander] de dessiner la maison, c'est lui demander de révéler le rêve le plus profond où il veut abriter son bonheur ; s'il est heureux, il saura trouver la maison close et protégée, la maison solide et profondément enracinée." (2) Cette maison-là, James Wan y fait entrer le mal : en même temps qu'il la possède, il possède son habitant. Quoi de plus terrifiant ? Certes, il n'invente rien : bien des films ont exploité cette représentation ; l'un, tout récent, vient à l'esprit : Mama. Mais c'est avec un certain talent que le réalisateur de Conjuring transforme le péril extérieur -à la maison comme à l'homme- en un péril intérieur, qu'il explore l'inconscient au travers de vieilles superstitions. La poupée Annabelle, la boîte à musique, la variante de cache-cache sont autant de vecteurs mémoriels, de portes permettant l'accès à la casa. L'armoire, où normalement "vit un centre d'ordre qui protège toute la maison contre un désordre sans borne" (1), devient un objet d'effroi, de même que le coin où l'homme se réfugie d'ordinaire : il abrite désormais le mal auquel rien ne résiste. Il est en la maison, qui veut tuer l'enfant ; il est en la mère, qui veut tuer l'enfant : c'est qu'aucun crime n'est plus odieux que le filicide. Et après tout, "Je dis ma Mère. Et c'est à vous que je pense, ô Maison !" écrivait Milosz dans son poème "Insomnie". Le réalisateur sait donc comment vous effrayer, mais n'y parvient pas pour autant : il s'agit maintenant de montrer que le problème tient au ton et au propos de l'œuvre.
Conjuring compte quelques incohérences, mais pèche surtout par trop d'invraisemblances : ses personnages surmontent chaque épreuve avec une facilité déconcertante. Certes, il est normal qu'ils aillent au danger et ne clivent pas -au sens psychanalytique du terme. Passe donc qu'ils enchaînent sans trop d'hésitation les descentes dans la plus sombre des caves -quand bien même, dit Bachelard, la cave est "l'être obscur de la maison, l'être qui participe aux puissances souterraines", le lieu où la rationalisation "n'est jamais définitive" (1). Au passage, Roger y découvre la chaudière : c'est à se demander comment les Perron comptaient faire pour se chauffer. Mais voilà : leur aplomb suscite le rire, non la peur. Vous vous réveillez avec des ecchymoses de cinq centimètres de diamètre alors que votre mari ne vous bat pas ? Rassurez-vous, au mieux c'est une carence en fer, au pire le sida. La version américaine de Sadako vous saute dessus ? Laissez-vous pécho par l'assistant d'un couple de démonologues et allez manger une glace en famille, vous vous sentirez mieux. Votre théorie des courants d'air est invalidée par l'apparition du fantôme d'une domestique qui s'est ouvert les veines ? Vous êtes flic, demandez-vous d'abord ce que vous fichez là et appelez du renfort : dix snipers et deux hélicos devraient suffire. Vous faites une chute de plusieurs mètres en vous mangeant des planches, vous retrouvez sous la maison et voyez la Laitière vomir ses mousses au chocolat sur un petit garçon ? Vous délirez complètement, médium. Votre maman tente de vous faire la peau à coups de ciseaux ? Allons, vous savez qu'elle vous aime...
Quant à Ed Warren, personnage tout droit sorti de Scooby-Doo ou de Ghostbusters, vrai touriste, il est attachant et drôle : "Being possessed is like stepping in chewing-gum; it sticks with you". Eh, il faut bien vous faire oublier que Conjuring fait du prosélytisme sur le dos de ce type ! La prégnance du discours religieux est d'ailleurs telle qu'elle laisse penser à une commande de l'Église catholique : vous l'aurez compris, si vous n'êtes pas baptisé, on dira que c'est le vent. En tout cas, James Wan exploite sans honte une figure classique de l'hystérie : celle de la sorcière.
Le film est donc de bonne facture, mais un peu transgenre : plus drôle qu'effrayant. La réalisation est honorable, la scène d'exorcisme remarquable et le discours contestable. Pensez à faire un tour au sous-sol en rentrant chez vous, dans le noir bien sûr.
1) Gaston Bachelard, La Poétique de l'espace, PUF.
(2) De Van Gogh et Seurat aux dessins d'enfants, Guide catalogue illustré d'une exposition au Musée pédagogique (1949), commenté par le Dr. Françoise Minkowska, article de Mme Balif, p.137.
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