Le fantôme et le crocodile. Ce sont les deux figures qui clôturent le conte introductif de ce film scindé en deux parties. Conte qui narre l’avancée dans la savane d’un explorateur, qui, suite à la perte de sa femme, part se perdre en Afrique et termine dans la gueule d’un crocodile.
Ces deux éléments s’opposent et s’assemblent de la même manière que le font les deux parties qui composent le film. S’il résulte de ces deux figures l’image commune de la mort, elles mettent également en opposition d’autres caractéristiques. L’ancrage au quotidien face à l’idée d’exotisme, le flou, le vaporeux, face à la rugosité d’un corps rigide. Le mouvement, corps indéfini pouvant apparaître et disparaitre, face à un corps figé.
Ces deux éléments parcourent le film, s’interpellent et se complètent.
La première partie est sous l’emprise du crocodile. Dans ce quotidien triste et morne du Lisbonne d’aujourd’hui vivent deux vieilles femmes, Pilar et Aurora. L’une passe son temps à essayer de répandre le bien autour d’elle, son cœur et son amour pour l’autre déborde. L’autre, accompagnée de sa femme de ménage, semble délirer de plus en plus et devient irascible.
Le crocodile a figé le cadre, les sentiments exprimés ne peuvent en sortir. Le trop plein d’amour de l’une, les éclats de folie de l’autre, et les fausses incantations de la troisième sont contenus.
L’image est froide, rigide, les traits sont définis et ne semblent plus vivre. L’émotion n’apparaît que face à l’écran de cinéma, où, comme seule source d’évasion, on peut se permettre de verser une larme.
Le cadre, qui ne peut se rompre de tous côtés, est percé dans sa profondeur de champ, à travers l’écran.
C’est alors que sur son lit de mort, Aurora, la vieille femme irascible, va, en écrivant avec son doigt le nom de Ventura sur la paume de la main de sa femme de chambre, évoquer un fantôme. Un tout petit fantôme dans un premier temps. Ventura. Qui est cet homme que cette femme évoque juste avant de mourir, qu’est qui se cache derrière ce nom. L’air de rien, en épelant ce prénom, Aurora va percer le cadre, créer une brèche dans une narration qui s’endormait, ronronnait. Elle meurt, mais n’emporte par le plan avec elle, en libérant ce fantôme, elle lui donne une chance, réinsère une petite lumière, brise une écaille.
Et lorsque l’on retrouve Ventura, vieil homme qui apparaît dans le plan avec une veste et un chapeau d’aventurier en cuir, et qu’il énonce ce « Elle avait une ferme en Afrique » on comprend alors que le fantôme va s’installer pour de bon dans le plan.
Cette phrase est énoncée lors d’une séquence de transition fabuleuse. Pilar accompagnée de la femme de ménage et de Ventura vont boire un café dans un centre commercial. Ils pénètrent le cadre en croisant un petit manège pour enfant en forme de crocodile avant de se retrouver dans une fausse jungle in vitro. Cette séquence est à la fois le pivot du film et son point de rupture dans laquelle se confrontent réalité et facticité, chair et plastique.
La première partie, qui portait le titre de Paradis Perdu, perd son adjectif dans la deuxième partie.
Ce Paradis, il ouvre ses portes avec les mots de Ventura, qui résonnent comme un Sésame ouvre toi.
Ce Paradis il prend la forme d’un long flash back, un récit raconté comme un rêve, en voix-off, dans lequel le son ne sort jamais de la bouche des personnages mais des bruits de l’environnement et des musiques qui en émane. Du crocodile on passe au fantôme. Le cadre perd sa rigidité, les plans vibrent, tremblotent, deviennent éclatants et vivants. La petite et fausse romance qui émanait de la première partie, entre Pilar et un peintre au talent relatif, laisse place à une histoire d’amour d’une grande amplitude romanesque. Ventura raconte l’histoire d’Aurora en Afrique, au pied du mont Tabou. Son histoire d’amour impossible avec elle. Elle est déjà mariée et attend un enfant.
La Aurora grimée de la première partie dévoile ici une visage pétillant avec des traits qui s’animent et des lueurs changeantes.
Le plan est vaporeux, onirique. Mais le crocodile n’a pas disparu. Il apparaît cette fois matérialisé dans le plan, ce petit crocodile offert en cadeau à Aurora. Ce petit crocodile est une curiosité du plan, il intrigue. Il catalyse autant un pouvoir exotique, une peur, un désir, et une idée de mort. C’est lui qui fait la liaison entre Aurora et Ventura lorsque celui-ci va s’échapper.
Ce petit crocodile est à cette romance impossible en flash back, ce que le petit fantôme sur la paume de la main est au quotidien morne de la première partie. Le tragique de cette histoire d’amour impossible s’accentue et avance alors que le crocodile grandit. En grandissant il durcit le cadre, et le mène à sa fixation du départ, celle de la première partie. Pourtant les deux étaient là dès le début. Aurora en vivant cette histoire d’amour avec Ventura, est consciente du crocodile, de la probable mort de leur amour, au même titre qu’elle fait naitre le fantôme au fur et à mesure que leur amour disparaît face à l’impossibilité de s’incarner dans le plan. Aurora vieillit avec un crocodile qui grandira de plus en plus jusqu’à la dévorer. Le fantôme, lui n’aura jamais vraiment disparu et l’accompagnera jusqu’à bout, jusqu’à ce qu’elle le libère sur la paume d’une main.
Miguel Gomes réalise là un film magnifique, qui n’est pas un objet maniéré (comme peut l'être davantage un film comme Independencia de Raya Martin, auquel on pense un peu dans son imagerie notamment) ni un simple fantasme de cinéphile dans lequel il se ferait uniquement plaisir à triturer les outils et les codes cinématographiques et à jouer avec les références (Murnau, ...). C'est surtout un objet qui s’incarne au profit d’un superbe mélodrame, d’une belle tragédie romanesque, qui se double d’une autre histoire d’amour envers le cinéma. Car il est évident que cette opposition et cette communication entre les deux parties, c’est aussi celle entre le monde réel et celui du cinéma et donc du rêve.