Comme très souvent, j’allais au cinéma sans autres informations que le titre, l’affiche et quelques brefs avis. La caméra s’installe dans une jungle tropicale à la fois étrange et étouffante. Le style documentaire instaure une certaine fascination. Ce n’est que l’introduction. L’annonce de la première partie débarque et l’image carrée en noir et blanc demeure – cette fois-ci avec une mise au point plus travaillée. Nous n’avons pas affaire à un long-métrage comme les autres et c’est tout d’abord avec curiosité que nous sommes introduits dans le quotidien de Pilar, vieille dame cinéphile et altruiste qui se plait à venir en aide au voisinage : Aurora, femme gâteuse et paranoïaque, assistée par Santa, sa gouvernante. La médisante aura vite fait de soupçonner cette dernière de pratiquer un genre de sorcellerie, du fait de ses origines africaines. Lorsque la folie s’accentue, Aurora s’éteint en prononçant le nom de son ancien amant. En partant à la recherche du fameux Gian Luca Ventura, Pilar et Santa s’apercevront bien vite que la défunte menait plus jeune une vie insoupçonnée. Foudroyante de beauté, la seconde partie nous plonge au cœur d’un cinéma déchu. Au moins autant que cette romance vécue par notre nouvelle protagoniste : une jeune Aurora de toute beauté. À demi-muettes, les images nous parviennent telles des archives, narrées par une voix-off permanente – celle de Gian Luca, désormais résident dans l’hospice du coin. Alors que la musique se fait aussi belle que rare – au même titre que les dialogues – seules les sonorités ambiantes semblent avoir survécu à l’épreuve du temps. D’ailleurs, qui soupçonnerait l’espace d’une seconde que le fou que l’on a comme oncle se trouverait quelques années durant au centre d’une romance à son paroxysme ? Personne d’autre que l’homme en question, si ce n’est son amour de jeunesse, qui aura finalement emporté ce secret six pieds sous terre. Les jeunes acteurs eux-mêmes sembleront sortir des années 20, que ce soit pour le charisme vintage de Carloto Cotta ou la frivolité d’Ana Moreira. Deux interprétations à la hauteur d’un conte magique. Outre sa romance tragiquement sublimée, Tabou parle aussi du temps qui passe. Ce même temps qui, en un siècle, a rendu si improbable la réalisation d’un tel long-métrage. Un si bel objet qui puise toute sa richesse du cinéma muet, notamment de celui de Murnau – qui est tout de même à l’origine du film romantique par excellence. Le long-métrage de Miguel Gomes surprend parce qu’on ne s’y attend pas. Il surprend si on ne s’y attend pas. Les personnages sont suffisamment intéressants pour que – à l’instar de Pilar et Santa – nous soyons complètement immergés dans les contrées exotiques, au pied du Mont Tabou. La relation est vécue du commencement à sa fin et ne manque pas de créer l’émotion à de nombreuses reprises, comme lors d’un crime passionnel où la relation interdite entre nos deux protagonistes devra prendre une toute autre direction. D’un scénario à la fois simple et charmant, Miguel Gomes parvient à tirer un univers fictif de toute beauté où le charme ensorcelant des terres d’Afrique n’a d’égal que l’œil du Crocodile Dandy, superbe bête qui représentera Tabou jusque sur son affiche : belle et dangereuse. Les lieux sont beaux et dangereux. L’aventure des amants est belle mais dangereuse. En cette année 2012 où sortent par dizaines les blockbusters en tous genres, on ressent un immense plaisir lorsque l’une des surprises majeures de l’année se sert d’un cinéma passé à la trappe pour laisser libre court à l’innovation. C’est dans cet esprit que nous parvient cet hybride atypique qu’est Tabou ; objet filmique non-clairement identifié qui nous fournit par la même occasion un état des lieux quant au cinéma portugais, habituellement dominé par le doyen du cinéma, Manoel de Oliveira. Tabou a la saveur d’un grand classique, le piquant d’un film d’aventures et le charme d’une romance impossible. Difficile de ne pas être touché par la résurrection grandement poétique d’un cinéma oublié du grand public depuis bien des décennies. Si le long-métrage de Gomes n’aura pas la chance d’être vu de tous, c’est sans mal qu’il provoquera chez le cinéphile un profond sentiment de nostalgie – en même temps qu’il nous rappellera que le passé aura beau être passé, il n’en demeure pas moins réel.