Matteo Garrone est bien parti pour intégrer le club des réalisateurs favoris de la Croisette, puisqu'en trois sélections, il a déjà ramené deux fois le Grand Prix, premier lot de consolation pour ceux qui sont passés à côté de la Palme d'Or. Pourtant, autant cette distinction s'imposait pour " Gomorra" en 2008, autant l'attribution de ce prix prestigieux à "Reality" me laisse dubitatif, tant les qualités de complexité narrative et de sobriété technique au service d'une intention limpide qui faisait la qualité du film précédent ne sont pas au rendez-vous de ce long pensum sur cette histoire d'un Narcisse dérisoire qui sombre progressivement dans la paranoia suscitée par le mirage de la téléréalité.
Garrone adore visiblement les plans-séquences, et il a tendance à en user, voire à en abuser. Victime du syndrome de "La Soif du mal" (ou d'autres films célèbres pour leur plan-séquence introductif, je pense à "Short Cuts" d'Altman, ou "Snake Eyes" de De Palma) il ouvre donc son film par un traveling aérien qui balaie Naples au pied du Vésuve sur la musique d'Alexandre Desplats (qui est allé pomper du côté de Danny Elfman) pour finir par attraper un carrosse blanc, rouge et or qui remonte la circulation avant de rentrer dans une propriété somptueuse qui s'avère être une usine à cérémonies de mariage. Ce plan, et le suivant qui suit à terre l'entrée du carrosse dans la propriété, puis le cheminement des jeunes mariés jusqu'à la salle où attendent leurs invités, n'apportent pas grand chose de plus au récit qu'un bon vieux montage cut ; au contraire, il étire l'action à l'infini et on se dit que l'indispensable énergie qu'il a fallu pour régler la synchronisation du ballet des centaines de figurants aurait pu être investie dans un secteur plus productif, scénario ou direction d'acteurs par exemple.
Le titre annonce la couleur : la "Reality" en question est celle de la téléréalité, et tout l'enjeu dramatique du film réside justement dans la lente déconnexion de Luciano avec la réalité véritable. Dans cette scène des mariages, il doit faire son numéro de drag queen pour amuser la galerie, et il se fait voler la vedette par Enzo, resté 116 jours dans la "Maison" lors de la saison précédente de Grande Fratello, et qui vient cachetonner en répétant son petit discours de mariage en mariage. La bonne idée de réalisation, c'est la ressemblance physique d'Enzo et de Luciano, qui justifie de façon subliminale l'idée que le poissonnier napolitain peut après tout avoir sa chance.
En son temps, Ettore Scola avait filmé le lumpen romain du quartier de Monte Ciocci dans "Affreux, sales et méchants". Ici, Matteo Garrone choisit aussi d'inscrire son histoire au coeur des quartiers populaires de Naples, et on pourrait baptiser son film "Pauvres, laids et obèses", tant il a réuni un casting de tronches autour du beau gosse sur le retour qu'est Luciano. A forcer ainsi le trait, il n'évite pas la caricature, voire parfois une commisération légèrement méprisante sur tout ce petit monde, et on se sent ainsi protégés de l'opprobre jeté contre les gogos qui suivent la télé berlusconienne puisque nous ne sommes décidément pas du même monde.
On comprend vite l'idée du film : Luciano s'est bercé d'illusions lors du casting romain (judicieusement, celui ne nous est pas montré, mais juste raconté par Luciano à sa sortie), et il va se jeter dans une fuite en avant dans cette conviction malgré le démenti des faits, voyant dans des clientes romaines des espionnes de la production, et se sentant obligé d'étaler sa grandeur d'âme en donnant ses meubles aux pauvres du quartier pour racheter l'expulsion brutal d'un SDF de sa poissonnerie dont il s'est persuadé qu'elle a été vue par les envoyés de l'émission. Son isolement du monde réel est symbolisé par un jeu sur la profondeur de champ qui rend flou son entourage, et par la multiplication de plans-séquences erratiques en caméra portée qui suivent Luciano et laissent son environnement dans une sorte de brouillard. Mais le systématisme de ce procédé finit très vite par lasser, et faute de véritables rebondissements, l'ennui s'installe. Intention volontaire ou acte manqué ? "Reality" présente finalement le même désintérêt que l'émission qui fascine tant Luciano, puisqu'il épouse le même principe : enfermer des personnages dans un bocal et les filmer en continu à ne rien faire.
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