Rosetta est une jeune femme (18 ans à peine) qui part au front tous les matins : son champ de bataille, trouver un emploi. Vivre passe par l’emploi, donc elle en trouve un, le perd, en retrouve un autre, puis on lui le prend, puis elle le reprend, puis elle le vole… Et çà nous déstabilise en profondeur ; elle qui a un sens de l’honnêteté rivé au corps. On ne la croit pas capable de traitrise. Son credo, enfin qui par besoin de survie va sauter, est « Tu ne voleras point », « Tu ne mendieras point pour vivre ». A côté de çà, Rosetta vit dans une caravane avec sa mère alcoolique qui se prostitue occasionnellement pour payer sa boisson. Rosetta voudrait une vie normale, mais dans un contexte familial, culturel et social atomisé ; c’est un défi de taille. Pour s’en convaincre, en s’endormant on la voie même ânonner cette volonté comme un sermon : poignant.
Palme d’or à Cannes en 1999 et prix d’interprétation pour la toujours phénoménale Emilie Dequenne ; les frères Dardenne poursuivent avec ce film intransigeant, radical et d’un humanisme brutal leur exploration sans concession et sans pathos d’un corps social en lambeaux. Caméra à l’épaule durant 90’, préparez vous à suivre durant 1h30 un corps à corps haletant avec une guerrière des temps modernes. Emilie Dequenne ne peut être qu’exceptionnel. La caméra est littéralement collé à elle tout au long du film, elle est de tous les plans. Toujours dans son dos, le spectateur la piste au point d’en être gavé mais surtout de la comprendre : on vit par procuration comme perché sur son épaule sa vie délabrée avec guère d’issue. C’est là une radicalité artistique qui vaudra la Palme aux Dardenne. Et puis, il y a une vivacité déconcertante dans le cadre. Accrochez vous bien ; les 10 premières minutes font l’effet d’un uppercut. Dans ce marathon de la misère, Emilie Dequenne semble être dans une improvisation complète alors que pour obtenir cette impression de vérité tout est joué à merveille et soigneusement écrit.
La puissance du film tient aussi au fait qu’il ne cherche pas expliquer au spectateur, à faire compatir l’observateur, à générer une empathie facile pour l’héroïne ; un bloc de granit pur qui pourra effrayer certains. Et puis à l’absence d’explication répond une quasi absence de dialogue ; rien n’est fait pour facilité la tâche du spectateur, très bien. Terrible aussi, la première fois qu’est prononcé son prénom, c’est par elle-même au bout de près de 45’ de film. « Rosetta » ne sera prononcée par un tiers qu’au bout d’une heure de film. Dire qu’elle a peu d’intérêt pour son environnement : une anonyme urbaine. Et la première fois qu’on entend son prénom c’est par elle-même dans la nuit pour s’aider à s’endormir dans une sorte de prière glaçante : « « Tu t'appelles Rosetta... Je m'appelle Rosetta... Tu as une vie normale... J'ai une vie normale... Tu ne tomberas pas dans le trou... Je ne tomberai pas dans le trou... Bonne nuit... Bonne nuit... »
Voir absolument ce film qui a l’intelligence de laisser le spectateur tirer lui-même les conclusions.