Rick (Christian Bale) est un scénariste en perdition dans les paysages mondains de la sphère hollywoodienne, où se succèdent sans aucune mesure les jouissances engendrées par un matérialisme narcissique et insatiable. Tout est dans l’excès ou dans la parure , et la séquence festive dans la résidence d’Antonio Banderas (jouant son propre rôle ?) l’illustre parfaitement. L’excès est essentiellement esthétique, qu’il s’agisse de la valorisation permanente du corps et des objets. La façon essentiellement livide que Malick a de filmer dans KNIGHT OF CUPS illustre bien le sentiment de fausseté vis-à-vis de cette parure et son caractère éphémère, et il s’agit là d’un aspect encore inexploré de son cinéma. Depuis le début de sa collaboration avec son directeur de la photographie Emmanuel Lubezki (notamment connu pour ses prouesses techniques pout des films comme Les Fils de l’Homme, Gravity, Birdman et bientôt The Revenant), Malick nous avait habitué à une idéalisation des visages et de la nature (Le Nouveau Monde, A La Merveille), et même à une divinisation (The Tree of Life). Ici, les liaisons que Rick entretient successivement avec les personnages de Imogene Poots, Teresa Palmer, Cate Blanchett, Natalie Portman, etc, révèlent toujours le manque de quelque chose, un désir toujours reporté sur un objet différent. Chacune de ses muses a quelque chose de différent des autres et qui la caractérise, ce qui la rend à la fois exceptionnelle et incompatible avec la quête de Rick d’une relation parfaite et fusionnelle. Les visages sont ainsi nettement plus pâles que dans ses précédents films, comme s’ils manquaient de couleur et de vitalité, et avec eux les étendues désertiques du paysage californien.
Dans ce tourbillon sans fin, Rick est seulement de passage, il n’est pas vraiment au centre du film, comme si la caméra désirait sortir de son axe pour atteindre un idéal. Les personnages sont systématiquement écartés sur les bords du cadre, vus de dos ou bien seulement aperçus pour quelques secondes au détour d’un mouvement de caméra, quelle que soit leur réputation dans l’actorat hollywoodien (avec des yeux de lynx, on peut entrapercevoir des acteurs tels que Jason Clarke, Nick Offerman, Joe Manganiello, Joel Kinnaman et même la voix-off de Sir Ben Kingsley). Et Rick, lui qui cherche à s’élever, à être au centre d’un cadre toujours fuyant, n’échappe pas non plus aux circonstances qui le ramènent vers le sol (quelles soient naturelles ou sentimentales). Par exemple, au cours de la séquence du tremblement de terre, Rick est cloué au sol, il doit réapprendre à marcher, à se relever, et doit s’éduquer lui-même. Rick ne rentre jamais vraiment dans le cadre, ou du moins il ne fait que passer d’un bord à l’autre de l’image, car le cadre mouvant (caractéristique du « nouveau cinéma » de Malick) semble n’avoir aucun objet fixe, effet par ailleurs accentué par l’utilisation à outrance du Steadicam. Il n’y a pas véritablement de personnage principal dans KNIGHT OF CUPS, car car qui dit « personnage principal » suppose une évolution relative de ce personnage au long d’un récit structuré. Or, dans KNIGHT OF CUPS, parce que le récit est justement déstructuré, il n’y a pas non plus d’évolution possible pour les personnages, et plus particulièrement pour Rick. C’est sans doute pour cette même raison que la grande majorité des personnages demeurent sans nom et que le jeu proposé par cette multitude d’acteurs ne présente pas de grande variété. Leur jeu est essentiellement monotone, voire monochrome d’un certain point de vue, et cela accentue leur aspect fantomatique et notre impossibilité de s’y identifier.
Le philosophe américain Stanley Cavell, maître à penser de Terrence Malick qui suivait attentivement ses cours à Harvard dans sa jeunesse, soutenait la nécessité de transposer à l’écran l’expérience ordinaire, analogue à celle du spectateur, et ce en opposition totale avec l’objectivité normalement attendue. On ne peut pas parler d’expérience métaphysique dans KNIGHT OF CUPS et plus largement dans l’oeuvre de Terrence Malick, car les deux termes « expérience » et « métaphysique » sont antinomiques. Littéralement, ce qui est « méta-physique » désigne un principe d’explication qui serait a priori situé au-delà de la physique, du monde sensible et donc de notre expérience même (les principes varient selon les auteurs, mais il s’agit aussi bien de concepts tels que le Bien chez Platon ou Dieu chez Descartes, etc, bref des principes dont on ne peut pas faire l’expérience sensible). Il n’y a pas d’expérience à proprement parler métaphysique. Ici, il s’agit plutôt d’une expérience fantasmatique. Fantasme, pour Rick, de trouver sa perle, ce qui explique entre autres la succession sans fin de ses conquêtes pseudo-amoureuses. Fantasme, pour le spectateur, de fusionner avec le monde projeté. Cavell dit ainsi, dans La Projection du Monde (1971), que « […] c’est par le fantasme qu’est posée notre conviction de la valeur de la réalité ; renoncer à nos fantasmes serait renoncer à notre contact avec le monde. » (Chapitre 13, p.124, éd.Belin, 1999). Rick joue ce rôle, et de ce fait, il est presque naturel de déprécier le film dans son ensemble, puisque celui-ci est comme un miroir de notre propre expérience de spectateur.
”Il est presque naturel de déprécier le film dans son ensemble, puisque celui-ci est comme un miroir de notre propre expérience de spectateur. ”
Une des principales caractéristiques de KNIGHT OF CUPS, et qui est peut-être aussi son défaut principal, c’est qu’il ne suit aucun plan (dans les deux sens du terme). Ici un plan n’a jamais pour fonction de préparer le plan qui va suivre, mais chaque plan se suffit à lui-même, comme s’il s’agissait d’une sorte de diaporama dans lequel une série de photos fut disposée de manière aléatoire, et donc sans ordre prédéterminé. Le film n’adopte aucune forme classique de narration et par conséquent ne laisse ni le temps ni l’espace nécessaires pour un réel développement du (et des) personnage(s). Cependant, le propre d’une oeuvre qui n’obéit à aucune fin, c’est qu’elle ne nous dit pas quoi penser. Mais au contraire c’est à nous d’en extraire le sens, et cela passe nécessairement par un effort de « rumination » (dans son sens positif donné par Nietzsche en s’adressant à son lecteur). C’est-à-dire d’apprendre à lire entre les lignes, voir ou revoir le film afin d’y déceler quelque chose de caché ou de diffus. Alors ne faudrait-il pas revoir KNIGHT OF CUPS ?
On a objecté au film et à son réalisateur de « ne plus savoir où il va » . Or, ce travail de rumination de l’oeuvre incite plutôt le spectateur lui-même à déterminer le sens dans lequel il veut orienter le film, et donc à offrir son propre développement des personnages. Rick ne sait pas où il va, il cherche à retrouver un sens perdu, l’inspiration, la perle que le jeune prince était censé découvrir.
« Lorsque le prince arriva, le peuple lui offrit une coupe pour étancher sa soif. En buvant, le prince oublia qu’il était fils de roi, il oublia sa quête et il sombra dans un profond sommeil… »
Sans doute qu’implicitement, il voudrait bien qu’on vienne lui prendre la main, qu’on l’extirpe de son errance et de sa démarche somnambulique (à noter que Christian Bale joue très bien le somnambule). Bref, que l’on franchisse la frontière entre son monde et le nôtre, et que l’on restitue à ses côtés le mouvement disséminé dans l’infinie variété des plans et de leurs compositions.