Ça commence comme un thriller. Un homme marche dans la nuit. Soudain, des hommes sortent d’une camionnette et l’enlèvent. L’homme crie. L’image est sombre, éclairée seulement par les phares de la camionnette qui fonce sur nous. Cut. On comprend plus tard que les hommes étaient des agents du Mossad, et que l’homme arrêté était Adolf Eichmann. Nous sommes en 1960. Hanna Arendt (Barbara Sukowa), exilée aux Etats-Unis, vit depuis vingt ans à New York avec son mari Heinrich (Axel Milberg). Elle enseigne, elle est reconnue, elle et son mari forment un couple heureux, elle est entourée d’amis. À l’annonce de l’arrestation d’Eichmann, elle convainc le New Yorker de l’envoyer à Jérusalem pour témoigner du procès. L’article qu’elle finit par écrire et que le New Yorker décide de publier n’est évidemment pas un simple témoignage, mais une réflexion philosphique sur les origines du mal. La thèse bien connue d’Arendt est qu’Eichmann n’était ni un monstre ni un antisémite, mais un simple rouage dans la machine infernale du nazisme, incapable d’empathie et de pensée, obéissant aux ordres. C’est ce qu’elle a appelé la banalité du mal. Mais Arendt ne se contente pas seulement de comprendre les actions d’Eichmann, elle dénonce aussi la collaboration de certains juifs des Judenrats avec les nazis, tout en soulignant qu’il était presque impossible de résister. Bien sûr, ces idées font scandale parmi l’intelligentsia américaine et la communauté juive dans le monde. On l’attaque sans essayer de comprendre, et comme c’est souvent le cas, sans même la lire. Comment une juive, elle-même internée dans un camp de concentration, peut-elle se mettre à la place d’un criminel nazi pour tenter d’expliquer ses crimes? Comment une juive peut-elle critiquer d’autres juifs? Beaucoup de ses amis l’abandonnent. À un moment donné, l’un deux, malade sur son lit de mort, lui demande: “Mais n’aimes-tu pas ton peuple?” et elle répond qu’elle n’aime pas un peuple, qu’elle n’est capable d’aimer que ses amis. Deux visions s’opposent. Le communautarisme contre la liberté de penser. Le film est intéressant parce qu’il montre cette pensée libre en train de se faire. Hanna Arendt, portée magnifiquement par Barbara Sukowa, est montrée en train de fumer dans son appartement, assise à son bureau ou dans un fauteuil, couchée dans son divan, debout à la fenêtre. Elle pense, et elle écrit, et ce n’est jamais ennuyant. On peut reprocher au film beaucoup de choses, mais pas d’être ennuyant. On peut reprocher à Margaret von Trotta l’académisme de sa réalisation, notamment dans le choix des flashbacks pour évoquer la relation de Arendt avec Heidegger. On peut reprocher à la réalisatrice son parti pris. Jamais elle ne questionne son personnage, elle fait d’Arendt une héroïne, une sorte de combattante pour la vérité. Sans être lisse, son personnage n’a ni contradictions ni zones d’ombre. À part dans le discours final à ses étudiants, on reste à la surface de l’œuvre, mais ce n’est pas un film sur une œuvre philosophique, c’est un film grand public sur une femme que von Trotta veut faire aimer au spectateur. Et ça marche. Le film est un hommage. La dimension historique du film est traitée de façon intelligente par l’insertion des images d’archive du procès. On voit Eichmann dans sa cage de verre, répondant aux questions des juges. On voit aussi des rescapés témoigner, et certains juifs tentant de se justifier. À l’exception d’une scène superflue, le procès n’est donc pas reconstitué, et le film laisse la place aux images existantes. On peut reprocher au film son côté didactique, ou louer sa dimension pédagogique. On ne peut pas reprocher à von Trotta son manque de fidélité. Le film est un portrait, et comme toute biographie, il est subjectif. Ici, la biographie touche presque à l’hagiographie, mais une hagiographie assumée, et honnête dans ses intentions.