Quand je suis sortie de la projection d'Octobre, j'avais beau avoir les aiguilles de ma montre sous les yeux, c'était pourtant bien écrit noir sur blanc sur le programme, mais je ne parvenais pas à croire que le film ait duré deux heures tant il m'avait laissé le sentiment d'un temps comme suspendu de part son intensité. Pour moi, ce côté totalement captivant est d'autant plus remarquable qu'il s'agit d'une œuvre muette, tout de même assez éloignée de ce qui peuple notre univers cinématographique actuel.
Sur le fond comme sur la forme, Octobre est une œuvre majeure.
Film de commande réalisé pour le dixième anniversaire de la Révolution, il est tombé dans l'oubli avant d'être redécouvert dans les années 1960. Comme on peut aisément l'imaginer, Staline ne le trouvait pas à son goût, d'autant qu'on y voit beaucoup Trotsky alors que "le petit père des peuples"... pas du tout !
Octobre est donc un film muet mais l'image est saturée d'informations: certaines concernant le déroulement de l'action immédiate, d'autres ayant un caractère symbolique, historique ou encore en lien avec la psychologie humaine. Grâce à un montage ultra dynamique qui confère pratiquement à la virtuosité, grâce à une attention particulière portée à la symbolique des objets, le spectateur est entraîné dans le rythme de cette fresque historique, complexe dans le bon sens du terme.
Octobre raconte donc la prise du Palais d'Hiver de Petrograd et les jours qui l'ont précédée. On ne saurait tout détailler sans y consacrer un texte d'envergure tant le contenu en est riche; je m'arrêterai donc uniquement de façon très arbitraire sur les passages qui m'ont tout particulièrement marquée.
Eisenstein replace la Révolution dans son contexte historique qui est celui de la première guerre mondiale, des combats meurtriers, des fraternisations sur le front et de la misère des populations à l'arrière.
Il décrit la trahison du gouvernement, avec ses membres qui se cachent sous des coussins pour ne pas voir, avant pour certains de fuir, comme Kerenski dans l'automobile de l'ambassade des États-Unis lancée à toute allure. Évocation directe de la révolution française, ils sont comparés à Bonaparte, archétype du traite, représenté par une statuette qui se brise et qu'il faut briser.
Pendant ce temps, la Révolution s'organise, avec les tensions entre Bolcheviks et Mencheviks - on voit grimé et assis dans un couloir, Lénine, dont les pieds qui s'agitent décrivent l'impatience et le désir de l'action. Le rapprochement des différents peuples de l'empire est exprimé par une scène de danse de toute beauté dans un campement à la nuit tombée.
Les tsars, Nicolas II et sa famille n'apparaissent jamais en chair et en os, mais sous la forme d'une statue colossale et de portraits picturaux ou photographiques, renforçant ainsi leur poids symbolique. Lors de la prise du palais d'Hiver, dans les appartements somptueux de la tsarine, deux catégories d'objets, tous très luxueux, sont mis en parallèle: les objets liturgiques et tout ce qui se trouve dans les latrines et autres cabinets de toilette. Façon très efficace pour Eisenstein de démontrer que malgré la force de l'idéologie, les hommes ne sont jamais des dieux.
D'une esthétique sublime mais sans concession, la course des masses dans Petrograd est hypnotisante, avec notamment la scène où un homme escalade les grilles du Palais d'Hiver qui finissent par céder sous la pression du peuple.
Et ce ne sont là que quelques scènes qui ont particulièrement marqué ma mémoire. Sans doute que je pourrais revoir Octobre plusieurs fois en y découvrant toujours de nouveaux éléments, ce qui est le propre des chefs-d'œuvre peut-être.
En 1917, les Bolcheviks ont voulu inventer un ordre nouveau.
Dix ans plus tard, Eisenstein, membre éminent de l'avant-garde russe, a inventé un langage cinématographique.