Des drames sociaux d'Elia Kazan, je n'avais jusque là vu qu'Un tramway nommé désir et Sur les quais, films avec lesquels j'avais quand même eu beaucoup de mal. Déjà un poil vampirisés par Marlon Brando, ils échouaient à me séduire par un ton excessivement théâtral et des thématiques sociétales qui me parlent en définitive assez peu, alors qu'une histoire intime qui épluche ses personnages sans prétendre en faire des archétypes représentatifs d'une réalité plus vaste me touchera beaucoup plus facilement. C'est ce qui s'est passé avec ce magnifique Splendour in the grass, qui pourtant débutait plutôt mal. J'ai en effet, au démarrage, à nouveau été effrayé par l'hyper-émotivité et les effusions incessantes des personnages, à vif jusqu'à frôler l'hystérie et rebuter complètement. La manière dont Kazan mène son récit, d'ailleurs, est à l'avenant, à base de fondus enchaînés rapidement entre chaque scène, comme si le cinéaste débitait son intrigue, qu'il ne pouvait retenir un mouvement déjà bien en marche. Cela crée certes un certain trouble, mais empêche également de laisser s'exprimer totalement certaines scènes. A nouveau, cependant, cela donne l'impression d'une histoire en cage, jamais libre de s'épancher sur elle-même, aussi contrainte que ses personnages. Tout de même, j'aurais eu énormément de mal à soutenir une telle narration jusqu'au bout. Heureusement, j'ai su être patient, et cette fois Kazan m'a conquis, désarmé. En définitive, c'est précisément lorsque les névroses de ses personnages s'intensifient que le cinéaste pose enfin son récit et demande à ses acteurs davantage de retenue. Ce mouvement progressif qui plonge vers la mélancolie est la parfaite mise en abyme qui offre à nous l'intimité profonde de personnages soumis à la terrible usure du temps et de la perte de leurs illusions. La douleur atteint son paroxysme lors du traitement séparé des destins des deux amants joués par Natalie Wood et Warren Beatty, qui sont justement eux-mêmes privés l'un de l'autre. Étudiés isolément, par longues plages qui dépassent souvent dix minutes, les deux héros sont progressivement isolés dans une dynamique implacable, qui restitue si bien l'horreur de se sentir banni de la vie de l'autre, ostracisé de ce vers quoi on tend justement de plus en plus. Splendour of grass tire sa force de là, du fait qu'il souligne si bien ce cruel jeu du sort qui a fait des humains des créatures inaptes au lâcher-prise, qui créent leur propre désespoir en se raccrochant d'autant plus qu'ils se sentent tomber, plutôt que d'accepter la chute pour se relever ensuite. De scène désarmante en scène désarmante, on y voit des Hommes incapables de changement, damnés par le cruel truchement des plus beaux de leurs sentiments, pris au piège de ce qu'aucune beauté n'existe sans la souffrance qui en est la rançon. Et cette conclusion finalement plutôt sobre, montre bien que tant qu'il restera du chemin à parcourir, ces vérités sur nous-mêmes nous tiendront par la main. La mélancolie est l'impossibilité à être au Monde comme celle à accepter de le quitter pour de bon. La fièvre dans le sang en déborde, et est justement bouleversant parce qu'il l'infuse à ses personnages avant de nous les révéler dans la profondeur de leurs douleurs et l'insolubilité qui les rend si inacceptables. Un chef-d'oeuvre.