C'est somptueux comme du Eastwood.... mais ce n'est pas du Eastwood. Oh, toutes les obsessions sous jacentes de l'œuvre du plus grand cinéaste de notre temps sont là: virilité, ambiguïté, filiation -manque la rédemption, souvent présente dans les films de celui qui reste, malgré sa noirceur, un optimiste. C'est de Bennett Miller, auteur du très réussi Truman Capote. La relève du cinéma américain, qui nous envoie en ce moment des thrillers magnifiques, elle est là et bien là. L'Europe a du souci à se faire....
On nous dit: c'est inspiré d'une histoire vraie. Ne connaissant pas grand chose aux champions de lutte des années 80, je me précipitée sur wikipedia et, oui, tout est vrai, à commencer par les noms des trois protagonistes. Factuellement, le scénario est presque scrupuleusement historique. Evidemment, le réalisateur n'était pas dans les salons ou les salles d'entraînement; il ne sait pas ce qui s'y disait, ni quelles étaient exactement les relations entre les trois hommes. Si ça se trouve, la psychologie des personnages dépeints par Miller est bien plus intéressante que celle des vrais!
Deux frères, champions du monde et médaillés d'or olympiques de lutte libre (à ne pas confondre avec la lutte gréco-romaine; je pense qu'actuellement, un seul des deux sports est toujours olympique, je ne sais lequel...) à Los Angeles. Ils devaient concourir, j'imagine, dans des catégories de poids différentes, ce qui n'est pas évident quant aux acteurs choisis pour les incarner, Channing Tatum et Mark Ruffalo, l'un et l'autre excellents.... Oui, je sais, je pinaille. j'aime bien pinailler sur la crédibilité des choses....
L'aîné de 18 mois, Dave, est considéré comme le meilleur. Il est psychologiquement plus solide, et on sait combien l'équilibre compte dans la carrière d'un sportif! Il a un job d'entraîneur universitaire, une femme et des enfants. C'est lui qui entraîne Mark, lequel a de grandes ambitions -une nouvelle médaille d'or à Séoul et voudrait bien, lui aussi, avoir un job stable. Aussi, quand il reçoit des propositions de John du Pont (qui aurait préféré Dave, mais se contentera de Mark...) il y va, évidemment. [J'ouvre une parenthèse: un côté marginal, mais intéressant du film, c'est de montrer la vraie vie des champions olympiques. Dans ce que je connais, l'athlétisme, il y a les sports de prestige (le décathlon, la perche, le sprint éventuellement) dont les vedettes n'ont qu'à se baisser pour ramasser les contrats, équipementiers et pubs, et les sports de "miteux" (la marche, qui fût ma discipline, les lancers). Un extraordinaire champion comme Diniz n'aura jamais le dixième des contrats de pub du plus médiocre des tennismen... A mon avis, les lutteurs font parti des "miteux", pour le grand public! Je referme cette parenthèse sociologique....]
La personnalité de ce milliardaire, du Pont (qui n'a pas l'air d'être de Nemours....) est évidemment le centre et la grande force du film. L'acteur, Steve Carell, au visage légèrement figé par un masque qui le fait ressembler au feu Bourvil, est fabuleux. Il traduit juste ce qu'il faut de dérèglement mental, sans en faire trop. Du grand art! John, qui se présente lui même comme ornithologue, philanthrope, lutteur et entraîneur de lutte est en fait un mégalomane autoritaire et capricieux, qui trimballe un lourd handicap psychologique. Passionné de lutte, puis de pentathlon (il tenta de figurer dans l'équipe olympique des Etats Unis dans cette spécialité, mais sans succès), il vit chez sa mère, dans une magnifique propriété, mais celle ci, snob jusqu'aux lobes des oreilles, ne veut pas entendre parler de ces sports de populace. Elle, c'est la chasse à courre, point final (d'où le nom de la propriété: Foxcatcher...) et les chevaux de race que, vieille dame en chaise roulante, elle continue de venir voir chaque jour... Ca nous vaut une apparition, brève mais inoubliable, de notre chère Vanessa Redgrave! John traîne donc le double fardeau de se sentir méprisé par sa mère, et de ne pas avoir réussi dans son sport. Il décide donc de former une équipe olympique pour les jeux de Séoul, dont il sera l'entraîneur (il ne doute de rien) et Dave le second (mais Dave refuse), et dont la vedette sera Mark. Il fait construire dans la propriété, à l'écart (interdiction à l'équipe de s'approcher des chevaux!), un superbe centre d'entraînement, recrute à tour de bras, fait faire tout un magnifique vestiaire "Team Foxcatcher" Il y a une scène absolument d'anthologie où Dame du Pont fait, dans sa chaise roulante, un bref passage au cours d'un entraînement où son malheureux fils tente désespérément de se mettre en valeur...
Les deux frères Schultz ont eu une enfance cahotique, suite aux divorce de leurs parents. Mark est en manque de père, et comme Maggie de Million dollar baby (référence directe à Eastwood), croit l'avoir trouvé. Hélas! le psychopathe, par ailleurs ivrogne et cocaïnomane, sera un mauvais père.... Dans la "vraie" histoire, il y a eu plainte pour harcèlement homosexuel, cet aspect est à peine effleuré dans le film, et c'est bien mieux comme cela, car c'est tellement plus intéressant d'étudier la psychologie de cet homme qui s'imagine qu'il va vivre, par procuration, les triomphes sportifs qu'il n'a jamais eu!!
Pour la suite de l'histoire, voyez le film, mais surtout, ne lisez pas wikipedia avant, ça gâcherait tout -après seulement! Sachez le, c'est un très grand film, on ne peut absolument pas passer à côté. Peut être le vrai John était il juste un cinglé moyen, mais son incarnation de cinéma est un des personnages les plus riches psychologiquement qu'on ait vu ces derniers temps sur nos écrans!