Je n'avais pas vu les deux premiers films de Quentin Dupieux, mais je me souviens avoir eu envie d'aller voir "Rubber", attiré par le pitch, celui d'un pneu tueur et télépathe. Je regardais hier Le Cercle, le Masque et la Plume de Canal+, où les critiques étaient divisés entre ceux qui appréciaient l'absurde et la poésie de "Wrong", et ceux qui opposaient Gondry à Dupieux, trouvant chez le premier une inventivité et un renouvellement permanent, et reprochant au second de déjà répéter au bout de trois films le mêmes trucs arty et décalés. Ce reproche m'étonne, car j'ai écouté une interview de Quentin Dupieux au moment de la sortie de "Rubber", expliquant qu'il avait détesté le tournage de "Steack", trouvant que la lourdeur de la machine classique (maquillage, mise en place des lumières, du son) bridait toute créativité du metteur en scène en étirant à l'infini les temps d'attente, qu'il en avait conclu que le cinéma de papa était mort, et qu'il lui fallait réinventer le cinéma, ce qu'il a fait dès son deuxième film, notamment en assurant le cadre lui-même et en privilégiant le plan-séquence aux sacro-saintes règles des raccords.
Quoiqu'il en soit, n'ayant vu ni "Steack", ni "Rubber", je peux donc porter mon regard sur ce "Wrong" en tant qu'objet cinématographique en soi. Premier constat, au-delà de la dimension loufoque et surréaliste de l'histoire, il y a un véritable scénario, où la mécanique de l'absurde répond à une logique implacacble, qui fait qu'un événement qui semblait gratuit au début du film prend toute sa cohérence une heure après ; ainsi l'agacement du voisin de Dolph quand celui-ci lui parle de ses joggings, ou la longue discussion entre Dolph et la standardiste de Jesus Organic Pizza sur le pléonasme que représente la lièvre à moto de leur logo, ou encore les conséquences de la transformation d'un palmier en sapin, tous ces petits faits anodins nourrissent la suite du récit.
"Wrong" raconte donc l'histoire d'un homme au nom de chien, Dolph, qui se trouve inconsolable de la disparition de son chien au nom d'humain, Paul. Quentin Dupieux définit son cinéma comme la contamination du réel par le bizarre, et c'est exactement l'effet que ressent le spectateur. Le radio réveil qui revient constamment comme dans "Une histoire sans fin" passe de 7 h 59 à 7 h 60, les personnages se téléphonent à quelques mètres de distance, les pompiers font la pause devant une camionnette qui brûle, il pleut à l'intérieur de l'agence de voyage, et tout cela est filmé comme si c'était naturel ; dans le dernier exemple, la gêne que ressentent les employés ne vient pas de ce déluge intempestif, mais de leur agacement devant le fait que Dolph continuent à faire semblant de travailler trois mois après avoir été viré.
Le cinéma "réinventé" par Quentin Dupieux se caractérise par une maîtrise formelle : des choix de cadre toujours signifiants, un jeu sur la profondeur de champ pour isoler les personnages ou des détails et figurer un point de vue, une photographie surexposée qui adopte la tonalité du rêve éveillé. Il y a aussi un vrai travail des personnages par les acteurs : Jack Plotnick, vieux routier des séries TV US déjà vu dans "Rubber"qui campe son incompréhension douloureuse de bête abandonnée, Eric Judor déjà présent dans "Steack" qui joue un jardinier avec l'accent de Maurice Chevalier, ou William Fitchner, l'agent Mahone dans "Prison Break", qui incarne l'étrange Master Chang qui erre dans sa limousine, action très à la mode à Cannes avec " Cosmopolis" et " Holy Motors".
Malgré quelques répétitions et quelques scènes qui fonctionnent moins bien que d'autres, "Wrong" réussit à maintenir constamment l'intérêt par la tension qui traverse le film de bout en bout, par la cohérence de sa construction scénaristique, et par des accents lynchiens jamais gratuits qui rendent presque logique l'absurde des situations. Isabelle Regnier dans Le Monde écrit que "Wrong" est au cinéma ce que le sample est à la musique ; peut-être, mais le DJ qu'est Quentin Dupieux alias Mr. Oizo sait depuis longtemps construire son oeuvre propre à partir de samples, et c'est bien ce qu'il réussit à faire au cinéma.
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