Le film s'ouvre par un plan serré sur Murielle en larmes dans un lit d'hôpital, qui répète encore et encore : "Faut les enterrer au Maroc !". Puis un autre plan fixe, large (un des rares du film, avec le dernier plan), pris de loin comme une image de paparazzo, sur un tapis roulant qui monte quatre boîtes blanches dans un avion de Royal Air Maroc. Pas d'autres choix possible, pas de suspens : d'emblée, on sait comment se terminera le récit, et le film ne se présente que comme un long flash back sur le lent cheminement vers cette issue annoncée. Joachim Lafosse a décidé d'écrire ce film sur le quintuple infanticide commis à Nivelles par Geneviève Lhermitte le 28 février 2007, ou plus exactement, sur comment "le récit médiatqiue était en train de construire un monstre".
Il précise ainsi son intention : "J’ai pensé tout de suite que cela renvoyait à la tragédie antique, et que ce fait divers m’offrait la possibilité d’approfondir ce dont je parlais dans mes films précédents : le trop-plein d’amour, ses conséquences, la dette, le lien pervers, les dysfonctionnements familiaux, la question des limites…"Dans leur présentation lors de sa projection à Cannes dans la section Un Certain Regard, les critiques français ont donné l'impression qu'il s'agissait d'une interprétation très libre du fait divers, que celui-ci n'était juste qu'un point de départ. Pourtant, une rapide recherche sur l'affaire Geneviève Lhermitte, passée relativement inaperçue en France, nous montre que c'est l'ensemble des paramètres de ce fait divers qui ont été repris par Joachim Lafosse : le rôle joué par le médecin qui avait quasiment adopté le mari de la mère infanticide, la cohabitation dans la grande maison, la dépendance financière du couple par rapport au médecin, l'isolement progressif de la mère, l'absence de prise en compte de ses appels au secours par le psychiatre...
Du coup, le réel donnait déjà une matière riche à l'interprétation, et l'ambition énoncée par le réalisateur de traiter ses thématiques au travers de l'histoire de cette Médée moderne explique l'échec partiel du film. En effet, celui-ci nous raconte plusieurs histoires : celle de Mounir et de sa famille, prise sous la coupe d'André, le médecin qui l'a fait venir enfant du Maroc, puis qui a fait un mariage blanc avec sa soeur pour lui permettre de s'installer en Belgique ; celle du lien pervers que tisse André avec Murielle, et qui vise à rabaisser constamment la jeune femme à ses yeux et ceux de son mari ; celle de la difficulté pour Mounir et Murielle de se définir une identité dans le cadre de cette métaphore de la relation néocoloniale qu'entretient André.
On le voit, la plupart de ces thèmes tournent autour de la personnalité et de la perversité d'André, joué par un Niels Arestrup comme d'habitude formidable. Le jour où Mounir lui présente Murielle, et où celle-ci lui a préparé des lasagnes, soi-disant son plat favori, André réussit tout en gardant sa bonhommie à discréditer Mounir ("C'est son plat favori à lui !") et à prétexter une urgence pour déjà placer le jeune couple dans la dépendance et la frustration. Parler de perversion semble justifié, tant son comportement évoque celui des pervers narcissiques qui pour rendre dépendantes leurs victimes s'ingénient à détruire consciencieusement chez elles toute estime de soi.
Du coup, le sujet essentiel du film, à savoir ce qui peut amener une mère aimante à tuer ses enfants, semble vampirisé par les autres thèmes. Certes, on voit le processus qui amène Murielle à perdre le fil avec la réalité, avec sa famille (le personnage de sa soeur est bien trop caricatural), avec son métier d'enseignante ; la mise en scène montre bien comment elle est d'abord réduite à sa fonction maternelle, puis progressivement niée même dans cette relation, renvoyée à des états inférieurs de bonniche puis de malade. Mais même si Emilie Dequenne, qui incarne une nouvelle fois après "La Fille du R.E.R. " (autre film tiré d'un fait divers qui avait fait la une) un personnage que je qualifiais alors de "remarquable d'intensité dans l'absence", rend son personnage pathètique et crédible, le refus de juger les personnages laisse par moment une impression elliptique, voire légèrement manipulatrice.
Reste une réalisation brillante ; la mise en scène a choisi le parti pris du huis clos, celui de cette relation étouffante à trois : la caméra serre en permanence ses personnages, laissant toujours un pan de mur ou un objet en amorce, jouant sur la profondeur de champ et le flou du décor pour renforcer cette impression d'enfermement, et la photographie très contrastée donne dès le début la tonalité du drame à l'histoire. La musique de Domenico Scarlatti vient ponctuer les scènes principales, ce que le réalisateur justifie ainsi : " Filmer le lien pervers, c'est filmer ce qui se cache. La musique peut servir à le faire voir sans le dire. J'utilise la musique chaque fois qu'il se produit une transgression. Scarlatti souligne ce lien. La musique baroque est parfaite car elle nous embarque au-delà de la psychologie." C'est sans doute dans ce propos même du film, montrer l'effacement progressif de la personnalité de Murielle, que se situe sa limite narrative, et je m'interroge même, morale : le brio de la mise en scène ne sert-il pas en définitive qu'à dissimuler sous couvert d'absence de jugement une forme de prétention roublarde face à la récupération de l'indicible ?
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