L'adaptation d'un fait divers au cinéma a deux gros avantages pour un réalisateur : celui de fournir une histoire toute faite, avec un début et une fin ; celui d'être sûr de toucher un large public, friand de ce genre d'histoires tristement ordinaires et plus ou moins sordides qu'il parcourt avec plaisir dans les rubriques ou les magazines spécialisés. Avec l'affaire Geneviève Lhermitte, le réalisateur belge Joachim Lefosse fait fort : un quintuple infanticide, modestement réduit ici à un enfant mort en moins, sans doute histoire d'alléger le récit.
D'entrée de jeu, dans « A perdre la raison », Lafosse cherche à prendre ses spectateurs par les entrailles en filmant 4 petits cercueils hissés dans un avion à destination du Maroc. Le film prend ensuite la forme d'un immense flash-back, avec pour objectif de trouver une réponse à la question fatidique : que s'est-il passé ? Le cinéaste bruxellois prend 1h50 de notre temps pour exposer l'affaire dans ses moindres détails, et fait de son film l'équivalent cinématographique d'un article du « Nouveau Détective ». L'accent est tout d'abord mis sur un étrange médecin, père adoptif de Mounir et mari de la soeur de ce dernier (afin de lui faire acquérir un passeport belge : ça n'a aucun intérêt mais il s'agit d'être exhaustif), hébergeant sous son toit Mounir et Murielle. Cette dernière se transforme en poule pondeuse, mais finit par craquer moralement après le 4ème enfant (dont elle aurait voulu avorter : attention, c'est un signe avant-coureur de l'infanticide à venir). Assez curieusement et de façon assez malsaine, on finit par adopter totalement le point de vue de Murielle (Arestrup et Rahim, dans les rôles du beau-père et du mari, sont à peine présents dans le dernier quart du film) et Lafosse lui cherche, sinon des excuses, au moins des facteurs atténuants : entre le mari trop absent, le beau-père trop présent, la belle-famille qui veut des papiers belges et la soeur un peu garce, Murielle a de quoi faire une dépression, de quoi « perdre la raison ».
En réalité, aucun de ses facteurs n'explique qu'une femme égorge ses enfants. L'insistance portée sur le personnage du beau-père s'avère du coup vaine et perverse : on l'imagine, un temps, capable de faire du mal aux enfants. Il n'en est rien : ce n'est qu'un vieil homme qui croit qu'il peut s'acheter une famille avec de l'argent. Lafosse fait preuve d'un mauvais goût assez épouvantable en montant ainsi une fausse piste, mais celle-ci lui permet bien sûr de faire accroître la tension qui se dégage de son film. Les trois premiers quarts du film ne servent qu'à meubler, à nous faire patienter et à aiguiser notre curiosité en attendant le moment que l'on attend tous : la mort des enfants.
De la chute de la fille aînée dans les escaliers à la crise de nerfs de Murielle sur fond de Julien Clerc en passant par les colères de Mounir, « A perdre la raison » enchaîne les scènes affligeantes et entendues, mais la palme revient donc très certainement à la séquence finale. Murielle, hors-champ, appelle un à un ses enfants avachis sur le canapé devant la télé. Les gamins, ne se doutant de rien, rejoignent leur mère et prennent l'allure de petits anges condamnés à mort : Lafosse afficherait un carton « Spectateurs, veuillez prendre vos mouchoirs » que ça serait à peine moins subtil. On ne verra évidemment pas les mises à mort des chérubins (il s'agit de faire pleurer le chaland, pas de faire un film d'horreur), mais cette fausse pudeur s'avère finalement aussi vomitive que s'il avait tout montré (tout le monde sait que le hors-champ et la suggestion impressionnent plus qu'une scène gore). Le summum de l'immondice est atteinte au plan suivant, le dernier : un plan fixe sur la maison où vient de se dérouler le crime, un peu comme une photographie du « Nouveau Détective » (on y revient mais la similitude est flagrante : on s'attendrait presque à voir apparaître des vignettes avec les visages des victimes et une phrase choc en travers de l'écran), avec, en voix-off, Murielle appelant la police pour signaler son crime. Lafosse vient lui aussi de signer son forfait : en s'appropriant un fait divers bien sale, contre l'approbation des individus sur lesquels sont basés les personnages et qui n'avaient peut-être pas besoin qu'on en rajoute (mais, après tout, on peut bien enfoncer un peu plus deux ou trois personnes pour assurer sa propre promotion et attirer des milliers de spectateurs), il ne fait que jouer au voyeur et entraîne le spectateur à ses côtés. Ce n'est d'ailleurs pas un hasard si la quasi-totalité des plans présentent une amorce très présente (pan de mur, encadrement de porte, personnage de dos), comme si la caméra se cachait pour mieux filmer ce qu'elle ne devrait pas voir, ce que le spectateur ne pourrait pas voir sans elle. C'est finalement bien le même principe putassier qu'un magazine de faits divers : montrer ce qui se cache vraiment derrière la façade d'une maison anonyme.