Il y a véritablement deux Terrence Malick. D’abord, il y a le Malick d’autrefois, celui des ‘’Moissons du ciel’’ (1978) et de ‘’La ligne rouge’’ (1998). Apologie de la nature et de Dieu (les deux étant reliés), ce Malick adoptait toutefois une narration assez classique et, surtout, nous racontait une histoire. Ce Malick-là, autant dire qu’il était acclamé par le public et les critiques: les deux oeuvres citées précédemment sont considérées comme de grands films. Et puis il y a le Malick des années 2010. Toujours les mêmes thèmes explorés mais cette fois-ci avec une narration complètement fragmentée et une absence totale d’histoire. Cette cassure remonte à ‘’The Tree of Life’’ (2011, Palme d’or). C’est à partir de ce moment-là (et peut-être même un peu avant avec ‘’Le nouveau monde’’ en 2005) que les spectateurs (public comme critiques) se divisèrent. Génie métaphysique ou pseudo philosophie gonflée d’emphase? Poème visuel ou arnaque totale? Une chose est sûre: ‘’Song to song’’ est l’aboutissement de ce style certes difficile d’accès. Reconnaissons-le : ‘’Song to song’’ ne plaira probablement qu’à une infime partie du public. Il faut donc admettre que les arguments des détracteurs sont tout à fait admissibles et il est évident que ce film est déjà la cible de nombreuses personnes. En fait, c’est très simple : soit on rentre, soit on ne rentre pas dans cette oeuvre.
L’histoire? Ne cherchez pas, il n’y en a pas. Malick nous plonge essentiellement dans les pensées d’une poignée de personnages vivant à Austin parmi lesquels deux chanteurs, Faye et BV (Rooney Mara, protagoniste central et Ryan Gosling), un magnat de l’industrie musical, Cook (Michael Fassbender) et une serveuse, Rhonda (Natalie Portman). Des protagonistes qui se cherchent, s’attirent, se rejoignent, se séparent…
Les partis pris de Malick sont extrêmes. L’absence absolue d’histoire n’a d’égale que la rareté des dialogues. Le but de Malick est de nous faire entrer dans l’esprit des personnages. D’où un recours systématique à la voix off. Alors oui, ce procédé est ici peut-être excessif. Oui, Malick use d’aphorismes un peu lourd. Oui, le vide du scénario peut surprendre. Mais depuis combien de temps un film n’avait-il pas exploré autant l’intériorité de ses protagonistes? Cette voix off est celle de la mémoire et du souvenir. Ainsi, le film peut aller droit au coeur, tant les personnages existent et tant les personnages sont présents, physiquement et mentalement. Mentalement grâce au travail fait sur le son, et en particulier sur l’utilisation abondante de la voix off. Mais aussi physiquement grâce au corps des acteurs. En ce sens, le casting de Malick est, en toute simplicité, parfait. Le physique est le premier élément qui permet de reconnaître ces nombreux protagonistes (car il y a, en plus des principaux, pas mal de personnages ‘’annexes’’). Que ce soit avec la grâce des femmes (Mara et Portman, mais aussi Cate Blanchett et Bérénice Marlohe dans de jolies petits rôles) ou avec l’aspect félin des hommes (Ryan Gosling et Michael Fassbender), Malick organise une véritable chorégraphie des corps, en plus bien entendu de la chorégraphie des âmes. On notera en effet une grande attention accordé à la manière dont les protagonistes évoluent et se déplacent à l’intérieur du cadre. La direction scénique, le son, la voix off, la photo de l’incontournable Emmanuel Lubezki… une fois de plus, Malick préfère compter sur la perception et les sentiments du spectateurs. De toute façon, ce genre de cinéma est, depuis toujours, rejeté par une grande majorité du public, car jugé comme étant trop élitiste et ennuyeux. Normal, ‘’Song to song’’ n’est pas un film qu’on va voir comme ça, pour passer le temps : il faut être dans de bonnes conditions pour apprécier ce film.
Pour autant, le film de Malick n’est pas le plus… extravagant de sa filmographie (pour les détracteurs de Malick, remplacez le mot ‘’extravagant’’ par ‘’abscons’’). Au contraire, avec cette oeuvre-ci, Malick redescend sur terre après le faux documentaire ‘’Voyage of time’’(2016) et se pose. Fini la création de l’univers, fini (surtout) l’appel à Dieu. Désormais, les hommes sont livrés à eux-mêmes et ne peuvent nouer des relations qu’entre eux. Et cela est inédit pour le cinéaste, qui explorait avant tout les rapports de l’homme vis-à-vis de Dieu. Dans ‘’The Tree of Life’’, une mère (Jessica Chastain) parvenait à faire le deuil d’un de ses fils, offrant celui-ci à Dieu. Que les anti-religieux s’apaisent : dans ‘’Song to song’’, la mort d’un des personnages centraux ne provoque que la plus profonde désolation (il n’est pas révélé dans cette critique l’identité du mort, donc ce n’est pas vraiment du spoil) Enfin, Malick est, encore plus que d’habitude, très attentif et soucieux pour ses protagonistes. Comme si l’absence de Dieu dans ‘’Song to song’’ oblige le cinéaste à s’intéresser d’avantage aux humains. Un point que les détracteurs ne contesteront jamais, encore moins dans ce film-ci : c’est l’amour que porte Malick pour ses héros. Et là ou Dieu était partout dans les films précédents, Malick s’adresse dans ‘’Song to song’’ aux hommes. Le voilà donc au plus près de l’espèce humaine. Et qu’est-ce que cela donne? Sans doute le film le plus intimiste mais curieusement aussi le plus universel de son metteur en scène. La beauté de ‘’Song to song’’ est d’explorer le moindre personnage, de voir comment celui-ci évolue, de voir comment il disparaît etc… Ce sont tous de poignantes personnes en quête d’amour, qui parfois s’effondrent comme dans les films de Wong Kar-Wai (on a d’ailleurs la même impression concernant le temps qui passe, comme si tout ce qui se déroule à l’écran est issu du passé, du souvenir…). Des humains dont certains sont odieux mais toujours profondément aimé par leur créateur. C’est le cas par exemple de Cook, égocentrique et carnassier qui finit, dans son immense demeure désormais vide, à être émouvant. Son vide est d’ailleurs sa punition. C’est d’ailleurs le vide que veulent éviter les personnages : amour (sexuel et sentimental), fête, musique, tout est bon pour donner un sens à leur vie. Pourtant, et malgré leurs divergences, tous les protagonistes finissent par ne former qu’une seule voix. A la fin de ‘’The Tree of Life’’, on voyait sur une étendue glacée, toutes les personnes qui peuplaient ce film. On s’attendrait presque (on le sent) à ce que ce plan se répète ici avec cette fois-ci ceux qui peuplent ‘’Song to song’’. C’est ainsi que le recours à la voix off se justifie doublement : elle donne de l’importance à n’importe quel personnage et nous fait comprendre que ce ne sont que les pensées évanescentes qui nous sont transmises.
Nous voilà donc dans les songes de toute cette ribambelle de protagonistes. Si le film diffuse une beauté incontestable, il n’atteint pas les sommets que les vies rêvées peuvent procurer. Sommet occupé, pour l’instant, par ‘’Millenium Mambo’’ (Hou Hsiao-hsien, 2001). Il n’en reste pas moins un grand film grâce à sa plongée dans l’esprit et l’âme de ses héros. Malick gagne en abstraction de film en film de même qu’il perd (hélas) du soutien de film en film. Cependant, le prochain film du réalisateur, ‘’Radegund’’ semblera, être plus classique.