Introduction : Lars von Trier a toujours clamé son admiration pour les ouvertures musicales de films tels "2001 : L’Odyssée de l’Espace", "Spartacus", "Le Docteur Jivago" ou encore "Macbeth". Il s’était ainsi essayé à cette tradition dans "Dancer in the Dark", et on pouvait aussi rencontrer cette influence dans "Melancholia", mais avec cette fois des images bien présentes, d’un ton toutefois différent de celui du reste du film, ce qui renforçait l’aspect pictural. Cette fois, c’est bien par un cadre noir que débute "Nymphomaniac". Pas d’image, seulement cet écran vide, tableau sur lequel le réalisateur composera ce vaste et ambitieux chef-d’œuvre que représente la vie de Joe. Ouverture classique et nécessaire à un film de cette trempe, alors ? La séquence est pourtant dénuée de musique, proposant seulement le son de l’eau chutant des gouttières. Les images apparaissent alors, d’une beauté surréelle : voici une ruelle sombre et humide, dont seuls les détails sont filmés. La caméra survole avec grâce les murs et leurs irrégularités, s’attarde sur la main ensanglantée de Joe sans montrer le corps en entier, comme si elle cherchait à retarder le moment de la rencontre. C’est seulement quand la musique retentit, dans son éblouissante majesté, que nous avons droit à un plan d’ensemble de la ruelle. Le décor est alors bel et bien planté : ce petit quartier britannique de tradition juive, fait de briques rouges et saupoudré de neige, cadre que nous ne quitterons plus. La rencontre entre Joe et Seligman baigne alors dans une atmosphère onirique qui donne aux deux personnages une aura quasi-surhumaine.
Chapitre 1 : Le récit commence, dans toute son étrangeté, sa splendeur mais surtout sa drôlerie. Quand la nymphomanie est comparée à la pêche à la mouche, c’est un dialogue aussi fin et instructif que drôle et intellectuellement stimulant qui naît sous nos yeux. Et en même temps, d’autres souvenirs de la carrière du cinéaste affluent : Joe, qui place le sexe au-dessus de tout, fait pourtant une sorte de vœu de chasteté en refusant l’amour, vœu comparable à celui qu’avait professé Lars von Trier au moment de la création du Dogme95, mouvement qu’il n’avait pu s’empêcher de trahir comme le fait B dans le film. Autre paradoxe, ce chapitre montre aussi que l’amour est loin d’être absent de la vie de la nymphomane, via la figure du père, quasiment divinisée lors de séquences bucoliques très émouvantes.
Chapitre 2 : Une parade amoureuse qui ne passe que par le prisme de l’humiliation et de la domination. Les actes ne signifient rien, seuls les regards comptent. On le voit bien dans la scène du créneau : chacun tente de s’imposer à l’autre et d’exercer son pouvoir, mais la complicité est bien présente à travers les regards échangés. Pourtant, même adulte, Joe ne cesse de se moquer du ridicule de cet homme amateur de fourchettes à gâteau.
Chapitre 3 : Les rencontres ont beau être nombreuses pour Joe, toute son âme crie sa solitude. Elle qui se donne à de multiples reprises chaque soir, élaborant un emploi du temps précis, reste curieusement absente et passive lorsque la femme d’un de ses amants envahit son appartement et cherche à la convaincre de son immaturité. Seule, triste, attaquée, et pourtant incapable de trouver la volonté de se remettre en question, comme si la fatalité était l’unique responsable de son comportement.
Chapitre 4 : Lars von Trier a souvent fait part de ses réserves vis-à-vis de "Melancholia", film qu’il trouvait beaucoup trop beau et romantique pour décrire précisément sa dépression. Il est vrai que la magnificence de ce précédent chef-d’œuvre était telle que, si on admirait chaque scène, la mélancolie qui rongeait Justine était peu partagée avec le spectateur qui voyait tout cela de l’extérieur, dans une sorte d’excitation contemplative. Ici, le réalisateur parvient enfin à concevoir son souhait et rendre véritablement palpable le sentiment de spleen. Convoquant l’un des plus grands experts en ce domaine, l’incipit de "La Chute de la Maison Usher" lu par Seligman en voix off alors que Joe s’approche de l’hôpital fait merveille et détourne l’atmosphère vers la déprime. Le voici, le manoir grisâtre décrit par Edgar Allan Poe ! Le noir et blanc a remplacé la brume, mais l’effet est le même. Dans la chambre du mourant, l’éclairage plonge la scène dans le fantastique, qui atteint son point culminant lors du délire connu par le père. Une séquence horrifique belle et déprimante. Pour éponger sa douleur, Joe s’envoie en l’air en vain dans les couloirs du bâtiment, mais c’est seulement quand elle va cueillir des feuilles de hêtre pour son géniteur qu’elles trouve un certain apaisement, dans la douceur que ces sensations évoquent et qui sont complétées par le récit fait par le père à la demande de la fille. Durant cette courte sortie nocturne, le ton et la beauté de "Melancholia" sont de retour, le parking de l’hôpital se faisant l’alter ego du parc de Claire.
Chapitre 5 : Lars von Trier voyait dans la fameuse scène d’apesanteur de "Solaris" l’association réussie de trois immenses artistes : Bach, Brueghel et Tarkovski. Une sorte de polyphonie les faisait se côtoyer avec succès dans un écran. Avec talent, Trier semble décomposer ce triptyque : "Antichrist" était dédié à Tarkovski, "Melancholia" reprenait l’image des "Chasseurs dans la neige", et c’est maintenant au tour de Bach de contribuer à la trilogie de la dépression de Lars von Trier. "Ich ruf zu dir, Herr Jesu Christ" est lui-même déstructuré puis rassemblé de manière fascinante pour coller à la nymphomanie de Joe, décrite comme une polyphonie. Polyphonie est peut-être aussi le terme qui convient le mieux pour désigner l’ensemble que forment les trois films précités.
Chapitre 6 : Joe démarre une nouvelle vie et rentre dans une cellule familiale ; pourtant, elle est plus seule et triste que jamais. Privée de sa passion, elle perd petit à petit son amour pour Jerôme en essayant de retrouver l’orgasme, qui correspond à son essence. Pour arriver à ses fins, elle met en œuvre tous les moyens en sa possessions, ce qui donne lieu à quelques séquences plutôt drôles mais qui se dramatisent progressivement. Ainsi, les scènes qu’elle passe assise dans la salle d’attente mettent en avant la solitude qui émane d’elle mais aussi à quel point elle s’éloigne de son fils. Surtout, cela contraste avec l’amour profond que lui portait son père, dévoilé dans les premiers chapitres. Joe, fâchée pour toujours avec sa génitrice, est-elle condamnée à être une mauvaise mère ? Les scènes sadomasochistes avec le terrifiant et mystérieux mais touchant K sont surtout l’occasion de constater à quel point l’addiction de la nymphomane est avancée. Elle est consciente qu’elle détruit sa famille à petit feu ; pourtant, elle ne peut aller à l’encontre sa nature. Toute la douleur que cela implique est contenue dans le merveilleux plan montrant Jerôme, seul dans sa voiture.
Chapitre 7 : La solitude est désormais concrète et indéniable. L’humour est néanmoins présent, indiquant que la résolution de Joe d’en finir avec le sexe est finalement assez absurde. Alors que celui-ci la faisait se culpabiliser autrefois, elle prend finalement conscience de sa liberté de choix et l’affirme haut et fort. La société moralisatrice et conformiste ne peut plus rien pour elle et elle ne veut plus avoir affaire avec elle.
Chapitre 8 : Faire d’une addiction handicapante une force. Désormais totalement marginalisée, Joe se lance dans le crime et y trouve un épanouissement inédit. Le sexe n’est plus au centre de sa vie mais devient sa compétence fondatrice. On a ainsi droit à quelques séquences stupéfiantes dont une proposant une réflexion sur la pédophilie non dénuée d’intelligence, avec un Jean-Marc Barr touchant. Surtout, le passage du film au genre criminel lui donne un nouveau souffle, évoquant des fulgurances pop telles que sa relation avec son employeur, L. De même, son amour grandissant pour sa protégée, P, forme une intrigue captivante, accompagnant la transformation de Joe en une mère digne de ce nom. La chute en est d’autant plus grande. Ingratitude et tristesse sont les seuls produits de cette adoption. La scène de retrouvailles avec Jerôme est ainsi cruelle et déchirante, d’autant plus que c’est avec elle que se referme la boucle entamée au début. Apparaît alors une évidence : Lars von Trier n’avait aucunement l’intention de raconter la vie de Joe dans son intégralité, ou en tout cas d’achever les intrigues commencées. Comme dans la vie de tout un chacun, l’existence de la nymphomane est parsemée de portes entrouvertes, de figurants passagers, de relations inabouties, de décisions larvées… Le réalisateur prend ainsi le contre-pied des drames hollywoodiens classiques, retraçant la vie d’un personnage en ne laissant aucun mystère irrésolu et en exaltant le côté épique. Que sont devenus B, Mrs. H, K, Marcel ou encore la mère de Joe ? Comment s’est terminée sa relation avec L ? Tant de questions qu’on se pose et auxquelles on aurait aimé trouver des réponses dans une éventuelle suite… Car toutes ces figures, si distinctes les unes des autres, sont éminemment attachantes. Seligman, qui s’est autoproclamé seul juge légitime des exactions de la nymphomane, conclut le récit par une analogie assez juste, changeant le sexe de son interlocutrice pour extirper toute culpabilité chez elle. Dans un lever de soleil d’une grande poésie, il libère Joe, qui avait déjà commencé son élévation en découvrant son arbre-âme au sommet d’une colline et peut désormais s’envoler pour toujours. Cette fois-ci, sa résolution de se débarrasser du sexe se base sur des fondations solides, la parole et l’écoute d’un homme auquel elle fait aveuglément confiance. Après les péripéties vient le temps du repos. Mais le destin s’impose de nouveau, refusant de voir la filleule de Valeria Messalina et de la putain de Babylone s’éloigner de sa nature profonde. Est-ce elle qui pervertit tout ce qu’elle touche ou Seligman n’était il qu’un pervers ordinaire ? Plutôt que d’être attiré par le sexe, l’érudit a sans doute été stimulé par la qualité de la conversation, riche en ces digressions auxquelles son âme aspire, et n’a pas souhaité voir une occasion de satisfaire sa curiosité lui échapper. Après tout, un dialogue ne peut-il pas être considéré comme une relation sexuelle ? Dans tous les cas, la déception est trop forte pour qu’elle puisse le supporter : les hautes aspirations de Joe sont constamment freinées par la bassesse de ses congénères. Lars von Trier s’est toujours considéré comme un humaniste mais, le rappelle-t-il de manière cynique, il est difficile de rester fidèle à cette vision quand on constate le comportement humain. Un tableau noir conclut donc cette œuvre majeure : aux hommes de le compléter et l’embellir, de faire en sorte que la liberté de chacun soit un principe inaliénable.
Rempli de beauté, d’humour, de fulgurances et d’auto-références, "Nymphomaniac" est sans doute le film somme de Lars von Trier, la plupart des thèmes qu’il a abordés auparavant étant ici repris et traités par des personnages passionnants. Fin et subtil, le scénario est couplé à une mise en scène audacieuse. Le tout est criblé d’imperfections minimes ou de maladresses qui provoquent un sourire indulgent. Pour la première fois, on croit à la fameuse phrase stéréotypée qu’ont dite des centaines de protagonistes à leur moitié en plein doute dans nombre de comédies romantiques et on a envie de l’appliquer à ce chef-d’œuvre : « C’est grâce à tes défauts que je t’aime ! ».