Lars Von Trier est un homme de cycles. Un des cinéastes les plus innovants de son époque, capable d’entreprendre régulièrement de nouveaux challenges. D’abord une trilogie dite « européenne » (The element of crime, Epidemic et Europa) aussi esthétiquement captivante que son propos est indéchiffrable. Ensuite sa période naturiste/néoréaliste, influencée par la mouvance Dogma, pacte entre plusieurs réalisateurs scandinaves (Breaking the waves, Les idiots, Dancer in the dark). L’expérimentation est aussi à l’ordre du jour de sa trilogie dite « américaine », dont nous attendons encore le dernier volet après Dogville et Manderlay. Des films qui zappent les décors pour laisser place à l’imagination et diffusent une réflexion nouvelle sur l’esclavage. Quant à ce Nymph()maniac, clairement prévu pour être un périple de plus de quatre heures, mais scindé en deux films pour de vastes raisons commerciales, il se situe dans la continuité d’Antichrist et de Melancholia. L’héroïne est à la recherche constante d’une façon d’extérioriser ses troubles intérieurs, largement reliés à une première relation sexuelle traumatisante. L’essentiel de l’histoire se déroule en flashbacks, donnant à apprécier la spirale sans cesse ascendante de sa vie débridée. Une fois l’œil mis dans le trou de la serrure, il est impossible de faire machine arrière. Nous nous trouvons dans la même position que le vieil homme qui la recueille : entre fascination et répulsion. Si certaines scènes sont filmées de manière explicite, le sexe n’est pas pour provoquer de la réjouissance au spectateur/voyeur, il est tantôt relié à un concours glauque entre deux amies, tantôt un satisfecit d’un besoin oppressant. Dans ces deux premières heures, Joe peut sembler une femme dominatrice qui mène son monde à la baguette. En réalité elle est proche d’une victime sacrificielle, une de plus dans l’œuvre de Von Trier. La frustration demeure en elle pour cause d’un dégoût de l’espèce humaine, en opposition de l’amour de la nature que lui dispense son père lors de leurs marches en forêt. Ainsi son plus gros orgasme se déroule au milieu des plantes et elle cherchera indéfiniment à le revivre. Le film ne serait pas plus intéressant que ça si le réalisateur n’avait pris soin de le recouvrir de ses penchants littéraires. Le récit est découpé en cinq chapitres, dont les titres émergent au détour du dialogue entre Joe et son bienfaiteur et du cadre dans lequel il l’a recueilli. Ce qui donne lieu à des analogies savoureuses, comme celle entre l’apprentissage de la pêche à la ligne et la découverte du sexe. L’autocitation n’est jamais très loin, tel ce manifeste « Mea Vulva » qui rappelle fortement Dogma. Les interludes réguliers dans la narration donnent lieu à des discussions de haut niveau intellectuel entre les deux principaux personnages. L’auteur règle au passage ses comptes avec les accusations d’antisémitisme dont il a récemment fait les frais. La créativité visuelle est aussi au rendez-vous via des incrustations d’images, des avances et retours rapides comme si l’on était d’une télécommande, des théories explicitées de manière originale. Le dernier chapitre laisse entrevoir l’espoir, une Joe enfin en phase entre l’amour et la sexualité. Peine perdue, car son aventure ne connaitra décidément pas de concessions et elle devra chercher son épanouissement dans des pratiques moins traditionnelles. Phase de descente en enfer que nous réserve donc le deuxième volet.