Sous ses aspects d’utopie revisitée à la sauce teenage movie se cache, en réalité, une œuvre intéressante et au propos fort qui s’interroge sur le droit à la couleur et à tout ce qu’elle peut suggérer – chaleur humaine, sentiments, art – dans un microcosme monochromatique. Le choix que fait Phillip Noyce n’est pas nouveau : bâtir une cité utopique pour mieux tendre au monde contemporain un miroir inversé. S’il règne aujourd’hui une surenchère des affects à grands renforts de symboles, de postures figées et de poncifs langagiers, c’est l’excès inverse qui prime au sein d’une communauté dépourvue de nom et que nous découvrons par le regard de Jonas. Comme dans le fameux conte voltairien, la valeur positive de l’utopie mise en scène n’est que de courte durée ; contre elle se heurte la connaissance et, en contrepartie, l’incapacité d’autrui à y accéder. Dénonciation du totalitarisme avec eugénisme et lavage des cerveaux – travaillé ici avec pertinence, puisqu’il s’agit de se saisir du passé comme d’un ensemble de données erronées, à la manière de 1984 –, The Giver s’avère être une œuvre sur la transmission du savoir et les pouvoirs figuratifs de la parole. Noyce donne à son édifice une structure éminemment biblique : Jonas, l’ange Gabriel dans le berceau, la notion-même de « passeur » incarnée par ce personnage de sage que campe Jeff Bridges. Passer, donner, transmettre : tous ces verbes portent l’idée d’un mouvement de l’esprit qui non seulement s’ouvre à l’inconnu, mais éprouve le besoin de partager à son tour ce qu’il a reçu. Comme le faisait très bien Pleasantville, le film aborde la transmission sous la forme d’une initiation à la sensibilité : découverte de la musique, des autres couleurs et du flux vital qu’elles contiennent, apprentissage de l’histoire de l’humanité, de ses beautés et de ses horreurs. Découverte de la beauté de l’existence enfin, et du droit à la vie. Tout cela ne va pas sans un contact physique avec son support : on devient soldat pendant la guerre du Vietnam, on tire sur un éléphant, on effleure les touches du piano, on se laisse glisser sur une luge. Là réside l’intérêt majeur de The Giver, soit raccorder le savoir à son émanation corporelle et sexuelle. Car l’entièreté du métrage est perlée d’images érotiques, à commencer par cette fontaine dont les buissons alentours forment un triangle vus du ciel, triangle amoureux (Jonas-Fiona-Asher) tout autant que sexe féminin. Le protagoniste principal commence à rêver, se rabouche à ses fantasmes sortis de leur sommeil : ses nuits se peuplent de visions qu’il ne comprend d’abord pas, lui permettent de s’explorer. Les dernières scènes affirment la nécessité de s’en remettre aux générations nouvelles, de leur transmettre le flambeau de l’humanité. Naissance équivaut à espoir. La connaissance et sa transmission sont alors envisagées comme un acte de foi, dans cette idée que la croyance constitue l’unique manière de voir au-delà des limites imposées par la réalité. Par une bien fade réalité. « On nous a toujours dit que l’ailleurs était loin. C’était une erreur : il était juste à côté ». Preuve que l’atrophie du désir engendre une réduction drastique de l’humanité et de la source d’imagination présente en chacun. Non, il n’y a pas à dire, The Giver se démarque des productions similaires, en dépit de lourdeurs aussi bien dans le raccord de ses thématiques que dans leur exécution. Le noir et blanc prend un sens, la couleur aussi. Pour conclure suffiront les propos du Passeur contemplant le désarroi latent dans lequel son univers est plongé : « nous ne sommes que l’écho lointain de ce qui nous a rendu autrefois vivants ».