Après les patrons voyous et les retraites misérables, Delépine et Kervern poursuivent leur exploration de la vie de la France d'en-bas à l'heure de la crise, en prenant cette fois prétexte du burnout de Jean-Pierre pour trimbaler leurs deux héros dans l'immensité claustrophobique d'une zone commerciale de périphérie urbaine. Comme dans leurs deux films précédents, les personnages suivent un parcours erratique, mais tels les personnages de "L'Ange exterminateur", ils semblent condamnés à rester dans ce périmètre de laideur et de vacuité.
Au sein de cette zone se trouvent le bouiboui parental, le magasin de literie où travaille Jean-Pïerre, et semble-t-il, la maison où ce dernier habite avec sa femme et sa petite fille. Seul Not vient d'ailleurs, et il est d'abord filmé en centre ville ; normal pour un punk accompagné d'un chien qui attaque le chat sur les panneaux Feu Vert. Le film met énormément de temps à réellement démarrer, du fait de l'étirement des scènes d'exposition qui présentent en parallèle les trois protagonistes : les parents aquoibonistes, le punk forcément rebelle et le cadet aux aspirations raffariniennes. La première scène où on les voit réunis ne fonctionne absolument pas, parce que construite sur une seule idée délayée : filmés en plan fixe, les deux frères parlent à leur père, ou plutôt débitent leurs discours sans se préoccuper de celui de l'autre, Not racontant ses dernières bastons et Jean-Pierre ventant les avantages du système surround dans le home cinéma.
C'est certainement là que se situe la principale faiblesse du film : l'absence de cohérence scénaristique ne peut pas être compensée par l'empilement d'idées plus ou moins réussies. Au chapitre des idées qui marchent, une courte scène entre Bouli Lanners et Areski Belkacem avec un dialogue à la Raymond Devos, le caméo de Gérard Depardieu en oracle lisant l'avenir dans l'eau-de-vie ("La vérité, elle est trop belle pour que tu puisses la supporter"), ou encore la scène drôle et cruelle du suicide de l'agriculteur. Mais la ligne narrative que donnait le but à atteindre dans les deux films précédents (la vengeance dans "Louise-Michel", la récupération des papelards dans "Mammuth") fait ici défaut, et les deux personnages principaux s'agitent en vase clos, d'ailleurs symbolisé par le recours aux caméras de surveillance, voire à l'Iphone du patron de Jean-Pierre.
Les deux réalisateurs se sont étonnés que Benoît Poelvoorde et Albert Dupontel, deux acteurs de la même génération prêts à endosser les pires personnages n'aient jamais encore tourné ensemble. Dans cet exercice, le premier s'en sort mieux, jouant beaucoup plus en retenue qu'on aurait pu le craindre. Dupontel s'agite beaucoup, comme le requiert son personnage, mais ce burlesque tourne à vide, créant même parfois un sentiment de gêne, comme quand il se bat avec une arbuste. Le jeu minimaliste et décalé du duo des années 70 reconstitué, Areski et Brigitte Fontaine, amuse au début mais lasse très vite du fait du vide des personnages.
"Le Grand soir" fait partie de ces films qui enregistrent un décalage significatif entre la réception des critiques et celle du public, comme le manifeste le système d'étoiles d'Allociné. Effet cannois de réaction positive devant un film malgré tout optimiste au milieu de la dépression ambiante ? Sensibilité cinéphilique devant un film qui rappelle par moment Tati dans sa façon de capter de loin l'absurdité du monde moderne ? Toujours est-il que ce nouveau film du duo grolandais ne tient pas les promesses de "Mammuth", et qu'il rappelle une fois de plus qu'il ne suffit pas de quelques idées et de quelques images fortes pour faire un film.
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