Le Grand soir, c'est du très lourd. À première vue, il y a peu de chances pour que le film mette du baume au cœur. Tout indique que nous avons affaire à un film sur la crise, qui nous dresse le portrait d'une famille complètement allumée où tout le monde y va de son pètage de boulons. Mais, premier point faisant l'originalité du film, on n'attend pas trois plombes avant d'assister à l'implosion : elle est imminente. Les premières minutes fixent rapidement le décor et les personnages : Not, « plus vieux punk à chien d'europe » est le frangin de Jean-Pierre, petit employé soumis au diktat des objectifs commerciaux. Leurs parents (mention spéciale à Brigitte Fontaine, complètement à l'ouest comme d'accoutumée) tiennent la Pataterie, restau pas fameux situé dans une zone commerciale, paradis de la norme comme le dit lui-même Jean-Pierre.
Mais jamais cette famille ne nous est présentée comme une famille « normale ». Le trait est forcé exprès pour que l'on ne perde pas de temps à prendre des détours pour dire les choses. Tout de suite les réalisateurs portent un regard très marqué et caricatural sur la famille : on a droit d'entrée de jeu à une scène de repas familial aux allures de cacophonie : chacun parle mais personne ne s'écoute, et ce n'est pas au sens figuré mais bien au sens propre : PERSONNE ne s'écoute. Klapisch avait illustré les dialogues de sourds familiaux de façon intellectuelle et subtile dans Un air de famille, Kervern et Delépine le font de façon franche et massive ici, et l'effet est tout aussi décapant.
Une fois que l'on a compris que l'on n'est pas dans un film qui se veut à tout prix réaliste mais plutôt dans une sorte d'illustration caricaturale (sans jamais être grossière) des maux actuels de la société, on arrive très vite dans le vif du sujet. Jean-Pierre implose littéralement et soumet sa démission face à la caméra interloquée de son employeur, Not fait des acrobaties devant la vitre d'un restau avant de cracher à la face de tous ces gens qu'il méprise pour leur côté conventionnel, leur mère dépose le gosse de Jean-Pierre au Mac drive, leur père entre dans un dialogue complètement évasif avec un agent de sécurité... Et tous ces pétages de plomb successifs, difficilement crédibles, incroyablement soulignés, suscitent chez le spectateur une hilarité hallucinante. On rit. Et c'est un rire qui vient du ventre, quasi frénétique parfois. On se surprend même à ricaner bêtement, à avoir un rire presque bête et méchant, mais ça soulage à un point inimaginable.
Le reste du film, je ne le mentionnerai pas et je laisse à ceux qui ne l'ont pas encore vu le soin de le découvrir. Il faut juste savoir que c'est un humour très noir, incroyablement cynique et, comme trop peu souvent, sans aucune langue de bois (tout particulièrement cette scène merveilleusement drôle et délicieusement noire entre un homme en gilet phosphorescent, une corde et les deux frères...). Pour ceux qui considèrent que l'on ne peut pas rire de tout, je pense que ce n'est pas la peine de s'y aventurer. Pour ceux que le rire délivre, je ne peux que conseiller. J'avais une boule au ventre en entrant dans la salle (mauvaise humeur dominicale), j'en suis ressortie plus qu'étonnée : j'étais apaisée.
Comment un film qui traite de la crise, de l'aliénation, du tragique dilemme sécurité/liberté, des déterminismes sociaux, peut-il bien apaiser ? Car je pense que le message du film, son côté polémique, si bien sûr il est osé, n'a rien de nouveau. Qui ne s'est jamais posé ces questions ? Qui a attendu Le grand soir pour se dire qu'il était complètement prisonnier de la société ? Non, je ne crois pas que Le grand soir apporte une nouvelle réflexion. C'est pour ça que je ne le vois absolument pas comme un film déprimant ou désabusé, il ne fait que rappeler, illustrer, des problématiques par lesquelles tout individu passe au moins une fois dans sa vie. Et il dépasse le simple constat malheureux en nous proposant une histoire loufoque, absurde, quasi nihiliste et anarchiste, et parfaitement jouissive. Pour ça les acteurs ne pouvaient pas être mieux choisis. Poelvoorde et Dupontel ont vraiment cette sensibilité à fleur de peau qui leur permet de donner vie à ces personnages éminemment humains et finalement très touchants.
Si l'on ne peut pas forcément se permettre de marcher tout droit comme le font à la fin ces deux frangins à crête, rien ne nous empêche de nous créer notre propre liberté : et ça commence dans la tête. Savoir ce qui pèse sur nous, c'est déjà d'une certaine façon s'en libérer. Pour moi, Le grand soir est un film qui, au delà de son côté social et de son humour, est aussi une véritable invitation à s'éclairer, à penser par soi-même. Plus qu'une incitation à la révolte, je pense que Kervern et Delépine nous proposent une (magnifique) invitation à la conscience.