Quand commence « Le Grand Soir », on suit le cheminement solitaire et pédestre de « Not » (ainsi qu’il est annoncé par un tatouage sur le front) : tee-shirt sombre customisé, pantalon de treillis et rangers aux pieds, crête distinctive (dont on verra plus loin qu’il la fixe à la bière !) il quitte le centre-ville où il zone habituellement, traînant un petit chien qui ne peut littéralement pas voir les chats en peinture (prestation éclairée de « Billy Bob », le compagnon de « Not »/Poelvoorde, à la ville comme à l’écran). Il arrive dans une zone commerciale déserte (on doit être dimanche) et pousse bientôt la porte de « La Pataterie » locale où il rejoint deux hommes : René son père, gérant de l’endroit, et Jean-Pierre, son cadet de peu. Tandis que René s’affaire à régler l’annonce vocale qui doit accompagner un gâteau d’anniversaire à bougies électroniques, « made in China » probablement, à l’aide d’une notice rédigée dans un français approximatif, les deux « jeunes » entament une « conversation » avec lui : chacun parle au père qui ne répond pas, ensemble, avec un verbe très haut et de choses différentes. Quand s’arrête cette cacophonie, entre la mère. On vient de faire connaissance avec les protagonistes - une famille qui aura sans doute besoin de s’accorder. Benoît Delépine et Gustave Kervern, après «Aaltra » en 2004 (un road-movie en chaise roulante décoiffant, quand le handicap n’était pas encore « tendance » à l’écran) et « Avida » en 2006 (à ce jour ce qu’ils ont commis de plus étrange – nettement surréaliste en fait) abandonnent le noir et blanc et entament une « suite sociale » réjouissante, grinçante et tendre à la fois. « Louise-Michel » (avec chômage et délocalisation au centre, sur lesquels se greffe une improbable et magnifique histoire d’amour doublement « transgenre ») sort fin 2008, et « Mammuth » suit en 2010 (il est question cette fois-ci de travail au noir et de retraite – Gérard Depardieu à la recherche de ses trimestres perdus sur sa mythique moto attirant alors le grand public). Respectant leur rythme de croisière d’un film tous les deux ans, Delépine et Kervern sont sélectionnés (« Un Certain Regard ») pour le Cannes 2012 – « Le Grand Soir » clôt la trilogie. « Not », l’initiateur, et « Dead », le disciple, loin d’être stupides, ont choisi la liberté et une vie de « débrouille » (l’aîné n’a sans doute jamais travaillé, et l’ancien commercial quitte son emploi sans indemnités, ayant « démissionné » un après-midi de beuverie sévère – pas de prise en charge collective de leur dénuement, tout juste la générosité de leurs vieux parents, quand ils pensent à la solliciter). Cette marginalité est quasiment militante dans leur cas. Après quelques virées dans la campagne charentaise (à bord d’un Fenwick !), vaguement « à la recherche du père » après que Marie-Annick (choix judicieux de Brigitte Fontaine, déjà très fantaisiste au naturel) leur ait enfin avoué que René (Areski Belkacem, vieux compagnon de route de la précédente) n’était le géniteur d’aucun des deux, balades leur permettant surtout de jouer les joyeux perturbateurs (quand ils décident par exemple d’aller littéralement « tout droit », de pavillon en pavillon, ou quand ils s’incrustent à leur façon dans une noce) ils décident de tenter « le Grand Soir ». C’est un vieux rêve ouvrier : le moment où les exploités, les opprimés, renversent le pouvoir en place, c’est la rupture, le moment de tous les possibles. Nos deux Candide de la « révolution prolétarienne » vont cependant tomber de haut – on ne saura jamais ce qu’ils avaient prévu en convoquant, avec leurs moyens limités il est vrai, (bouche-à-oreille via le « réseau » punk, message au micro du « Carrefour », profitant d’une absence de la préposée) leurs frères de galère sur l’ « ancien parking du Leroy-Merlin », car personne n’est venu, même pas l’ancien syndicaliste du « Grand-Litier » qui vit maintenant dans sa voiture. Il faut dire que les « Misérables » ont changé depuis le 19ème siècle ! La misère contemporaine n’est plus une misère à la Zola, la société actuelle est celle du consumérisme, de la télévision, d’internet et autres médias, de la mondialisation, et le retour (galopant) de la paupérisation se fait dans un tout autre contexte. L’idéal du citoyen se confond souvent avec celui du consommateur (il faut avoir pour être) – on comprend que « Not » se soit à l’origine soigneusement tenu à l’écart de la zone commerciale, symbole de l’aliénation nouvelle, n’y venant que pour l’anniversaire de sa mère (il n’y prend pied que pour faire la manche, puis pour aider son frère à tenter le reclassement que celui-ci espère – la pitoyable tournée des CV marquant la fin de ces essais ; Jean-Pierre n’a plus que la défroque du commercial défunt, un costume-cravate de plus en plus défraîchi au fur et à mesure de sa conversion en « Dead »). Plus de « Grand Soir » comme idéal et moteur pour les nouveaux pauvres (un travail mal payé et que l’on craint à tout moment de perdre, des dettes en pagaille car on n’a pas su résister aux sirènes malignes des sociétés de crédit..) : concernés bien sûr, mais motivés très peu et à coup sûr résignés. « Not » et « Dead », devant ce fiasco, aidés par René, lanceront un baroud d’honneur, poétique, déclaratif et « enflammé ». Point final, un poil désenchanté tout de même. « Le Grand Soir » : quid du fond, et de la forme ? Quel « fond » ? Tout au plus un brûlot « anar-rigolard », foutraque tendance gratuit, une caricature à la « Groland », non ? Et pour la « forme » : du bricolage surtout, voire de l’amateurisme : prises de vue simplifiées, réduites à des plans-séquences paresseux, avec gros (souvent même très gros) plans, ou bien des personnages filmés de loin…. Simplifications et malveillance bien sûr, réservées aux seuls détracteurs et observateurs désinvoltes. En fait, ce qui paraît brouillon, improvisé, est parfaitement construit sans en avoir l’air, tout est voulu et précisément agencé par les scénaristes/metteurs en scène (entrées et sorties du « cadre », kaléidoscope de saynètes rigoureusement agencé – autant d’«instants de vie », finement rendus et qu’il serait vain de vouloir lister - soin remarquable du détail, et les prises de vues « zoom maximum » ou à distance se justifient constamment ; on peut aussi souligner quelques jolies trouvailles d’images, comme le triste manège au pendu par exemple, et des passages oniriques réussis – où « Not » se rêve sur scène, avec les Wampas). En bref, un beau désordre très organisé. Les trublions patentés sont donc aussi des conteurs et des moralistes. Très loin de la cosmogonie austère d’un Cronenberg qui aborde dans « Cosmopolis » la « crise » par le haut (et du côté des nantis, qui ont joué aux apprentis sorciers avec l’économie de marché pour le résultat que l’on connaît), le duo livre une critique féroce du système capitaliste en en montrant les effets sur les « petits », qui n’ont même plus la force de se révolter, et avec générosité, au contraire par exemple d’Audiard, dont le récent « De rouille et d’os » traite la pauvreté en simple toile de fond de circonstance. Si l’on voulait tenter un rapprochement, l’humour « barré » en moins, c’est du côté de Guédigian qu’il faudrait le faire (cf. ses « Pauvres Gens » très hugoliens dans «Les Neiges du Kilimandjaro »). Seuls les marginaux ont encore l’instinct et l’imagination requis pour faire bouger les choses. Pour incarner cette candeur nécessaire, les réalisateurs ont soigné le casting : sans pouvoir citer tout le monde, on retiendra Dupontel (lui-même réalisateur iconoclaste) et Poelvoorde, enfin réunis à l’écran, à la fois rugueux et enfantins, formant un couple fraternel du tonnerre, on est par ailleurs heureux de retrouver Bouli Lanners, de toutes les aventures Delépine/Kervern, même dans un tout petit rôle de vigile bienveillant, ainsi que Yolande Moreau, même dans un caméo (en mère de « punkette ») - le couple étonnant de « Louise-Michel » - ou encore Gérard Depardieu (dans une voyance « alcool de riz » hilarante), quand les « parents » Fontaine/Belkacem ont parfaitement réussi leur entrée dans cet univers si particulier et attachant.