Après avoir vu ce film à sa sortie, j'avais éprouvé le sentiment rare de ne pas du tout savoir quoi en penser, à tel point que j'avais beaucoup hésité à en faire la critique. À l'époque, j'en louais l'originalité, la beauté esthétique et le jeu de Denis Lavant, mais j'étais plus circonspect quant au caractère décousu du film et plus encore j'avais beaucoup de mal à cerner les ambitions du réalisateur. En effet, l'impression que Leos Carax avait essayé de tirer sur le maximum de ficelles pour faire de "Holy Motors" un chef-d’œuvre m'avait taraudé pendant l'ensemble de la séance. La scène d'ouverture posait déjà la question de la prétention, mais il me semblait aussi assister à une sorte de coquille vide, un film paré de beaux atours mais n'adoptant qu'une posture d'humanité, comme si tout ce qu'on voyait ne pouvait en aucun cas rejoindre des sentiments réels. Tout l'inverse de "Mulholland Drive", chef-d’œuvre passionné et spontané que je venais de découvrir et auquel quelques critiques ahuris avaient comparé le film de Carax. Malgré tout, je concluais sur la nécessité de revoir cette œuvre pour la juger avec plus de certitude.
C'est chose faite près de deux ans après, et je me rends compte à quel point je me suis trompé. Tout d'abord, ma principale erreur de jugement lors du premier visionnage avait été mon incapacité à considérer le film dans son ensemble. En effet, il est tentant de voir "Holy Motors" comme un film à sketches et de relever les inégalités entre les différentes parties. Pourtant, le tout est très cohérent et acquiert une plus grande valeur quand tous les segments se complètent. Les déambulations de M. Oscar à travers Paris offrent ainsi une rêverie poétique débordant de beauté et d'humanité (eh oui, comme quoi...). Il est vrai que certaines scènes accordent une plus grande place à l'esthétique (cf. la motion-capture) mais l'équilibre se fait grâce à de purs blocs de cinéma, moments sublimes qui parsèment le film. Le retour de M. Merde est ainsi une partie jouissive qui le dynamise et le fait basculer dans l'étrangeté la plus totale, mais la réussite de cette séquence tient surtout à celle qui suit, une conversation déchirante entre père et fille, un retour à la normale qui constitue l'un des moments les plus bouleversants que j'aie eu l'occasion de voir au cinéma. Et après cela vient l'entracte, cette idée de génie qui permet de se remettre de ses émotions et d'accorder à "Holy Motors" son statut de film-monde. Quant à la suite, elle permet de mesurer l'amour de Carax pour le cinéma, grâce à quelques répliques bien senties et des pastiches de scènes stéréotypées, souvent d'une grande beauté (cf. la mélancolique séquence de la Samaritaine). Le paradoxe est que, alors que je réprouvais plus haut l'utilisation du terme « film à sketches » pour cette œuvre, il est évident que chaque changement de costume pourrait faire l'objet d'un court-métrage qui serait tout autant bouleversant sans les autres, mais qui perdrait surtout de se sa puissance s'il était prolongé par une histoire complète et banale qui s'accorderait à elle. Par exemple, y a-t-il besoin de connaître l'histoire de cette fille tétanisée par une boum, ses relations familiales et comment elle s'en remettra pour trouver la scène de la voiture aussi poignante que je l'ai écrit ? Certainement pas, et elle aurait sans doute même été moins mémorable au sein d'un film de ce genre.
Ainsi, si je ne sais toujours pas si l'intention de départ de Leos Carax était à tout prix de réaliser un chef-d’œuvre, même artificiellement et sans y mettre de passion, je suis en revanche certain que "Holy Motors" en est un.