Oui au 21ème siècle le cinéma est toujours capable de produire des ofni. Le genre de films qu'on ne sait jamais si on doit l'aimer ou le détester, essayer de le comprendre ou en fuir les questions. Le genre de films qui dans un été peu reluisant en terme de sorties ciné produit une explosion brutale, une claque majeure, un nirvana de l'extase audio-visuelle. Le genre de films pour lequel on reste sans voix jusqu'à la fin du générique, alors que tous les autres films du mois nous pousse à sortir furtivement de la salle à peine les lumières allumées. Oui, avec Holy Motors, on veut que les lumières restent éteintes, que l'illusion perdure encore un peu, ne serait-ce que pour quelques minutes, car on a le sentiment égoïste d'être devant un spectacle si unique qu'on est le seul à en profiter dans l'univers tout entier.
Heureusement, non, je ne suis pas le seul à avoir découvert ce film, issue de la promotion cannoise et d'une réception critique unanime ; même si, pour beaucoup de spectateurs ahuris, l'art ne doit être ni complexe ni fascinant, se ruant vers la sortie au bout de quelques minutes comme on quitterait une fusée qui file vers l'espace pour retourner à notre Renault Clio. Grand bien leur fasse, peut-être se retrouveront-ils devant Spider-man demain ou après-demain. Enfin, je ne suis pas là pour parler du public, même si Carax joue avec durant tout le film, mais je suis bien là pour parler d'Holy Motors.
Cet assemblage incohérent de petites scénettes, qui passent du grotesque au sublime en un clin d'œil, est un concentré de tout ce qui fait la beauté du cinéma. D'abord d'une beauté esthétique pure, où les gestes les plus grossiers deviennent des fantasmes visuels, qui font se rejoindre à merveille le génie artistique à l'ironie même du faux, du préparé, du monté, du cinéma. Et surtout d'une émotion qui passe par tout ce que les images et les sons sont capables d'offrir, s'évertuant à transmettre malaise, nostalgie, mélancolie, douleur, tristesse, humour et froideur ; chacun de ses aspects, et bien d'autres encore, parsemant chaque séquence.
Dans une mise en abîme d'un monde futuriste, où la réalité rejoint l'illusion, où tout devient un théâtre filmé, un ballet de personnages réels ou irréels, Monsieur Oscar, dont le travail est de jouer personnage sur personnage, se transforme, se mutile, pour devenir un corps au service des autres, au service de l'image, du spectacle, du faux. Et c'est ainsi que tout le film en lui-même se base sur la manipulation des corps, devenant des objets comme les autres, qui n'ont d'important que l'aspect visuel, comme si on oubliait soudain toute humanité pour plonger dans le monde matériel le plus insensible possible. Et c'est sûrement ce qui dérange beaucoup de spectateurs, que le film ne soit pas humain, même si autant poétique. Les noms, les visages, les années, les émotions, ils n'ont plus de place dans le réel, laissant la place aux formes et uniquement aux formes. Les corps deviennent des jouets, sexuels, meurtriers, suicidaires, la peau devenant une terre de cicatrices, qui se gomment et se refont, pour l'éternité. Un recommencement interminable se déroule dans cette journée sans fin, au sein de cette limousine qui, semble-t-il, ne s'arrêtera jamais.
D'un rendez-vous à un autre plane le fantôme de la mort, de la solitude, de l'abandon, et ces sentiments ne sont qu'à peine retransmis par la parole, mais surtout par les gestes, par les corps, encore une fois. D'un corps replié qui s'abandonne au trottoir à un autre fièrement redressé qui s'abandonne à la gloire, le destin est le même : une fixité des membres, une disparition de l'esprit, au profit d'une folie ambiante, presque animale.
Rien ni personne n'explique quoique ce soit, rien ni personne ne vient contester le schéma qui naît dans ces rues parisiennes, tout est prévu, déterminé, arrangé, pour un seul intérêt, celui du spectacle. Leos Carax en fait de même pour son film, qui devient l'objet-maître de chaque histoire, le référant absolu, en qui se cachent les mystères, les réponses, et dont on ne voit que la forme, pure, belle et éternelle : celle du cinéma. Quand l'écran et les hauts-parleurs sont utilisés avec tant de brio, peu importe de trouver des réponses, la seule chose qui importe étant le ressenti, toujours plus intense, atteignant son point d'orgue quand Gérard Manset commence à résonner dans nos oreilles. Et même en terminant son film avec un extrait de Cars Leos arrive à nous surprendre, même après les deux heures qui se sont écoulées, même après ça. Oui, Holy Motors est un chef-d'œuvre, le chef-d'œuvre d'un génie incompris qui semble avoir enfin su se faire comprendre.