Noé est le sixième film du réalisateur américain Darren Aronofsky mais surtout son œuvre la plus controversée à ce jour. Cela débuta il y a déjà quelques mois avant sa sortie, lorsque, suite à une première organisée par Paramount et réservée à quelques prêtres du Vatican, ceux-ci sortirent en criant au blasphème et incitèrent aux catholiques de ne pas aller voir ce film. Face à cette situation, le célèbre studio demanda à Aronofsky de revoir sa vision de Noé afin d'éviter un possible bide au box-office, sauf que le metteur en scène, en tant qu'auteur, refusa de voir son film bâclé à cause de quelques kékés obscurantistes et laissa son long-métrage tel qu'il était. Le second coup de massue (pour la Paramount en tout cas) arriva un peu plus tard, lorsque plusieurs pays du Moyen Orient (Egypte, Qatar, Emirats Arabes Unis ainsi que le Koweït notamment) décidèrent de censurer ce Noé. La raison : l'interdiction de représenter un prophète et d'en faire un but lucratif. Ces pays faisant ainsi un doigt d'honneur à leurs propres populations, décidant pour eux ce qu'ils avaient le droit de voir et de ne pas voir (on touche à une liberté fondamentale là).
Mais Aronofsky le savait, son Noé allait polémiquer et ne laisserait pas insensible certaines institutions, c'est que le gars à l'habitude, tout au long de sa carrière, le metteur en scène n'a cessé de bousculer les habitudes des spectateurs en tentant de proposer des œuvres uniques et extrêmes dans son traitement. On pense bien sur au dérangeant Requiem for a Dream qui révéla au grand public le talent du réalisateur (seulement son deuxième long, le premier étant le gerbant Pi) ou encore Black Swan.
Et c'est dans cette optique que s'inscrit Noé, derrière ses allures de blockbuster se cachent en fait une réflexion des plus intelligentes sur l'Homme et son rapport à la religion. Pourtant le début avait tout de repoussant, d'une expérience désagréable comme le réalisateur sait le faire mais sans pour autant marquer et concerner le spectateur. Au delà de l'univers sacrément lugubre (un monde sans verdure avec un sol a la texture de cendres comme si la Terre se mourait) et d'une musique trop inquiétante, le problème venait surtout du récit. En-effet, durant cette première partie, Aronofsky semble piéger du récit biblique et n'arrive pas à imposer ses thématiques d'auteurs, il nous bassine avec le créateur et son monde emprunté à l'héroïc fantasy s'incorpore très mal à l'histoire. Il va jusqu'à nous balancer à la tronche « être végétarien, c'est sain » de la plus maladroite des manières.
Et puis arrive une scène qui va tout bouleverser et qui restera sûrement dans ma mémoire, le time-lapse avec le cours d'eau qui se propage à travers la Terre séchée. Comment Aronofsky a pu se permettre d'incruster une telle séquence dans un blockbuster ? Comment a t-il pu imposer son style si particulier à la Paramount ? On retrouve enfin ce metteur en scène que l'on aime tant, qui ne plie pas genoux devant l'industrie si codifiée et chiante d'Hollywood. Et à partir de cette scène, l'on assiste à un film d'Aronofsky, un pur concentré de ce qui obsède l'américain. Le récit biblique ne devient alors que la base pour une histoire bien plus profonde sur la nature de l'Homme. On le sait maintenant, ce qu'aime ce réalisateur, c'est la part sombre de l'humanité mais ici, plus que l'Homme, c'est à ce créateur lui-même (Dieu n'est jamais mentionné tel quel dans le film) qu'il s'attaque.
« Le créateur nous a fait à son image », telle est la citation de Tubal Caïn (Ray Winstone), être dégénéré et laisser pour compte face à « notre père de tous» qui le rejette et qui refuse de lui parler.
Sa haine envers Noé tient de son complexe, alors qu'il est terriblement désorienté et implore son aide, c'est à Noé qu'il s'adresse et qu'il confit la tâche finale de mettre sur pied une arche protégeant les innocents.
Et de ce créateur en résulte une croyance, qui devient peu à peu malsaine et extrémisée dont Noé en incarne l'archétype, qui en pensant le servir oublie sa vocation première : aimer son prochain. Le metteur en scène fait alors écho à la manière dont est employée la religion de nos jours, non pas dans un but de paix mais de violence caractérisée par les trop nombreuses guerres au nom de Dieu et de croyances. Ou bien dans un but lucratif, afin de s'enrichir sur le dos de fidèles, et c'est peut-être ce qui a paradoxalement dérangé le Vatican, de voir qu'à travers un film aussi sombre découlait pourtant un amour plus véritable pour leurs créateurs que eux à travers leurs palais et leurs innombrables richesses provenant de ces croyants (secte, entends-je, c'est vous qui le dite n'est ce pas ?).
Car au fond, c'est bien un retour aux sources de la religion que fait Aronofsky, qui après avoir traité de l'humanité et avoir fait subir au spectateur toutes les horreurs dont nous sommes capables (à se demander comment le CSA n'a pas pu interdire le film), que ce soit du côté des athées ou des croyants, délivre un message d'amour et de paix.
Malgré un début des plus repoussant, ce Noé est donc un film passionnant porté par un traitement de l'histoire dans la veine de la plupart des films d'Aronofsky, terriblement désabusé. A partir d'un passage de la Bible (qu'il avait d'abord adapté en BD), le metteur en scène livre une superbe vision de l'humanité, aussi contrastée qu'intéressante rappelant au passage que la Bible est un recueil de roman et que les institutions religieuses n'en ont pas le monopole et qu'il est libre d'interprétations en tout genre. Aronofsky, en tant qu'auteur, s'est approprié ce récit pour en tirer sa version et y incorporer ses thématiques qui lui sont chères. Mais il n'est pas seulement un excellent auteur, c'est également un talentueux réalisateur, et son Noé fourmille d'idées formelles encore jamais vus dans un film à grand spectacle.
Ajouter à cela un Russell Crowe aussi ambiguë qu'impliqué dans le film (il est d'ailleurs amusant de constater qu'Aronofsky et Crowe n'ont pas du tout la même vision de Noé, quand je vous dis que les interprétations de ce récit sont légions...), une Emma Watson surprenante et émouvante ainsi qu'un Logan Lerman qui fait oublié son rôle de Percy Jackson, on tient un quasi-chef d’œuvre.