....mais qu'est-ce qui cloche? On sort du dernier James Gray - son 5ème film en vingt ans ! - avec un sentiment curieux. Rien à voir avec de la déception. Juste une toute petite sensation d'insatisfaction. Parti pour s'abîmer dans un mélodrame crépusculaire, on en émerge par moments comme si on manquait d'oxygène émotionnel. Quand, par exemple, Bruno Weiss, mi-saltimbanque mi-proxénète, et son cousin Emil, illusionniste équivoque, s'étripent pour Ewa, la jeune Polonaise échouée à Ellis Island face à new York, en 1921, on sent que la triangulation amoureuse souffre de froideur et qu'on frôle l'incandescence pulpeuse du mélodrame.
Il est vrai que "mélodrame" est un mot casse-gueule toujours dévoyé par les bien-pensants, le plus souvent réduit à ses ingrédients tire-larmes et caricaturé quand l'apocope scélérate en fait juste un "mélo", équivalent d'une millefeuille étouffe-chrétien qu fait fuir les esthètes orthodoxes.
James Gray, depuis "Little Odessa" (1994), nous rappelle que le mélodrame reste fondamental au cinéma. D'une folle diagonale qui relierait David th, Charlie Chaplin (auteur d'une autre "The Immigrant" réalisé en 1919!), Luchino Visconti, Douglas Sirk, Jean Grémillon et Francis Ford Coppola, il se situe dans ce cinéma essentiel qui émeut et nourrit tout en provoquant nos réflexions. Le moteur du mélo, c'est en effet la mélancolie que le romancier Hector Bianciotti assimile fort justement au "seul sentiment qui pense".
Le nouveau film de James Gray, c'est ça : simplicité de l'intrigue (comment Ewa fuit l'enfer de la Grande Guerre pour se perdre dans un purgatoire, à mille lieues du paradis que n'a pas été le Nouveau Monde), description jamais esthétisante d'un New York cloaqueux où domine la loi de la jungle, téléscopage ironique de la piété et de la débauche (église et bordel, même combat), importance de la famille confrontée au vice, à la tuberculose et à la trahison. On voit ainsi que la froideur pointée plus haut n'est qu'apparente. Comme la statue de la Liberté qui ouvre le film ressemble à un mirage à l'opposé du magnifique plan terminal.
Sans Marion Cotillard, ce mélodrame ne serait rien. Virginale et putassière malgré elle, l'actrice campe une sublime Ewa qu'elle ne surjoue jamais (hormis quelques petits excès lacrymaux). Quand James Gray cadre Ewa dans des gros plans, c'est comme s'il la purifiait pour mieux dessiner ses traits et faire vibrer son âme torturée. Marion Cotillard, libérée des "petits mouchoirs" synthétiques que lui fabrique parfois Guillaume Canet, déploie en douceur un faisceau de crispations, de tumultes et de froissements. D'aucuns l'assimilent à Lilian Gish, l'égérie de Griffith. En dépit de son ambiguë blondeur, elle renoue davantage avec les stars des grands mélos italiens d'après-guerre comme Silvana Mangano ou Alida Valli.
Finalement, on a bien fait d'être aller re-voir "The Immigrant" de James Gray...
Fernand-Joseph Meyer / in "La Semaine" (Metz-Nancy) du 5 décembre 2013.