The Immigrant est surprenant : il fait preuve, dès son introduction, d'une tendance au mélodrame jusqu'ici absente du cinéma de James Gray. Peut-être plus grand public, plus banal et moins habile, le cinquième film du réalisateur verse dans l'expression de l'émotion la plus frontale en abandonnant, de fait, sa justesse et sa discrétion habituelles, qu'il scénarise des drames amoureux, mafieux ou Shakespeariens.
Il n'abandonne pas, cependant, sa tendance à la riche caractérisation de ses personnages souvent pauvres (en moyens comme en amour) : ainsi, de la très juste Marion Cotillard (elle est impressionnante de sobriété) au plus excessif Joaquin Phoenix (qui trouva là un rôle de composition comme il les aime), différentes personnalités nous seront présentées, le tout bouclé par la ruse et la traitrise de Jeremy Renner, tout aussi juste et crédible que le reste du casting.
Gray, s'exerçant au film d'époque pour la première fois de sa carrière, bâtira en parallèle une reconstitution du New York d'il y a un siècle avec réalisme et honnêteté, tant il n'hésite jamais à présenter le quotidien des habitants de ses bas quartiers dans leur plus abominable routine, souvent faîte de fuite, de dilemmes mués en compromis, de mensonges, de trahison par égoïsme, pour les yeux si particuliers d'une femme à la quête complexe.
C'est là que le personnage campé par Cotillard, Ewa Cybulski, permet l'éclosion dans l'intrigue de la majorité des thématiques de la carrière du réalisateur : immigrée juive devant faire face à la cruauté de sa terre d'adoption, une Amérique impitoyable et hostile pour qui en est étranger (il l'exprimait bien plus adroitement avec Tim Roth dans Little Odessa), elle passe la longueur du film en allant à l'encontre de ses idéaux pour protéger sa soeur en danger de mort, puisqu'atteinte d'une maladie contagieuse et létale (entre autre, la tuberculose).
C'est dans son interaction avec Phoenix, interprète de Bruno Weiss, que l'on notera le plus la volonté de faire dans la bourrinage intensif : The Immigrant se contentant de montrer comment ses acteurs sont très talentueux, perdra en chemin le soucis du détail de Gray tant il parcellera son triangle amoureux de réactions incompréhensibles engagées par des personnages aux personnalités plus incohérentes que complexes.
Cybulski étant la plus approfondie et intéressante, c'est pour Weiss que tout cela se complique : tiraillé entre son amour pour elle et pour l'argent, il enchaîne des prises de décision improbables comme s'il était écrit non pas pour avoir du sens et de la cohérence, mais bel et bien pour faire avancer l'intrigue à n'importe quel prix : c'est ainsi qu'on ressentira un manque flagrants de scènes essentielles à l'intrigue et aux avancées des rapports entre les trois personnages centraux, celui de Jeremy Renner, le magicien Orlando, rencontrant la même problématique.
C'est que Cotillard est si bien développée que l'impasse est faîte sur les autres : l'on appréciera ou non, l'un d'entre eux est au moins admirablement bien caractérisé et lance le film dans une dynamique plutôt touchante où l'on s'identifiera sans problème à elle, où l'on mesurera la difficulté de ses dilemmes en même temps que la profondeur de ses enjeux, le tout conduisant irrémédiablement, il fallait s'en douter, vers une tragédie à la conclusion surprenante, Gray ne proposant jamais le même schéma de fin à son public.
On sera cependant surpris de se rendre compte que The Immigrant est un film plutôt convenu, dont on prévoira la majeure partie des éléments perturbateurs; de même qu'il écope d'une certaine manière de l'outrance des films clinquants, il vire rapidement dans une caricature des thématiques habituelles du réalisateur, qui s'il garde ici son talent pour la mise en scène (accompagnée d'une photographie réussie mais peut-être un poil trop monochrome) apporte moins de soin à son écriture.
Cela se ressentant dans les personnages, le développement des thématiques qu'il affectionne n'en sortira bien sûr pas indemne : la question de l'immigration, résumée à un lancement d'intrigue quand elle pouvait représenter un contexte d'évolution du personnage de Cotillard, est en ce sens si superficielle qu'on ne reconnaît l'artiste que pour le choix des thèmes, plus pour leur façon de les évoquer.
Ainsi, The Immigrant, décevant à plus d'un titre, garde encore les qualités formelles habituelles de son réalisateur surdoué, ne perdant pas tout de son labyrinthe émotionnel si caractéristique. Forcé quelques fois (le monologue final de Phoenix pue la prestation à Oscars), il témoigne d'une justesse propre à Gray, d'un humanisme si délicat que le dernier plan, d'une composition incroyable, résumera en un moment éphémère, qu'on aimerait saisir et garder en mémoire jusqu'à la fin de nos jours. La déception vaut bien le détour pour terminer sur l'un des plus beaux plans de conclusion de l'Histoire des drames.