Quand, un jour de janvier 1921, venues de leur lointaine Pologne, Ewa et Magda débarquent à Ellis Island, elles ont la tête farcie de projets et de rêves. Oh ! Rien d'ivraisemblable : elles comptent sur l'aide d'un oncle et d'une tante déjà installés à New-York et elles imaginent qu'elles prendront racine dans ce nouveau pays en s'y mariant et en y ayant plein d'enfants ! Cette terre qu'elles découvrent et qu'elles imaginent, cette terre dominée par l'imposante statue de la liberté n'offre-t-elle pas la garantie d'un bonheur simple et durable ?
Mais il va falloir très vite déchanter : Magda, soupçonnée d'être tuberculeuse, est retenue en quarantaine à Ellis Island, tandis qu'Ewa, à qui il est arrivée une sombre aventure durant le voyage en bateau, est désignée pour être rapatriée de force dans son pays d'origine. A peine sont-ils prononcés que tous les rêves s'effondrent ! Peut-être pas cependant, à cause d'un homme providentiel, un certain Bruno, qui parvient à la délivrer, la faisant embarquer pour New-York.
Mais, une fois de plus, les illusions s'effondrent : l'homme providentiel n'est qu'un souteneur qui exhibe « ses filles » sur la scène d'un boui-boui des plus glauques et les contraint à se prostituer !
Que peut faire Ewa dans cette ville inconnue, elle dont le seul objectif est à présent de faire soigner et délivrer sa sœur Magda ? Pour ce faire, il faut de l'argent, beaucoup d'argent. Pourra-t-elle compter sur le secours de sa tante et de son oncle ? Ce dernier, déjà bien installé, ne veut pas s'encombrer d'une parente aux mœurs douteuses. Voilà donc Ewa prisonnière de son « sauveur » Bruno et contrainte de s'exhiber sur la scène de l'infâme gargote en tenant le rôle (ô ironie!) de la statue de la liberté et de se prostituer comme les autres filles.
Mais il ne faut pas se contenter des apparences : tout n'est pas aussi simple qu'on pourrait l'imaginer. Bruno n'est pas uniquement un « salaud » et l'on se rend compte, au fur et à mesure du récit, que, pour la première fois de sa vie probablement, naît en lui ce sentiment inconnu et fort encombrant qui s'appelle l'amour. D'autant plus encombrant et douloureux qu'apparaît un rival en la personne d'Orlando, un magicien ! Nous voilà rassurés, en quelque sorte : si l'on craignait d'avoir affaire à une histoire un rien simplette, on se rend vite compte qu'au contraire les personnages dont il est ici question sont habités de sentiments complexes et contradictoires. Et le film prend toute son épaisseur : il intrigue, il passionne, il fascine...
Oui, la vie intérieure de ces personnages se laisse deviner et celle d'Ewa nous conduit même jusqu'à des sommets de beauté. Que lui reste-t-il, quelle noblesse peut-elle encore revendiquer, à qui peut-elle se fier ? Il lui reste la foi, il lui reste la prière et la confiance en Dieu ! Une des plus sublimes scènes nous la montre, suivie et épiée par son jaloux de souteneur, allant à l'église pour y entendre la messe. Celle-ci terminée, les pas d'Ewa la conduisent tout naturellement au confessionnal. C'est vrai, au prêtre qui lui demande de quitter Bruno, elle répond qu'elle ne le peut pas, que, toute à son projet de guérir et de délivrer sa sœur, elle va devoir rester en enfer ! Mais ce qui est vrai aussi, c'est que, même en enfer, même en vendant son corps, même en étant une femme avilie, Ewa n'est pas atteinte dans son cœur. Son corps est souillée, son cœur est pur.
Récemment, en revoyant « La Porte du Paradis », la splendide fresque de Michael Cimino, je songeais irrésistiblement aux romans russes, et le personnage de prostituée interprétée par Isabelle Huppert me rappelait une autre prostituée, celle que Dostoïevski avait imaginé pour « Crime et Châtiment » et qui se prénomme Sonia. Mais cette comparaison avec Sonia est encore plus juste à propos du personnage d'Ewa. Comme la prostituée de Dostoïevski, cette dernière, malgré les apparences, incarne l'être le plus noble, le plus digne et le plus pur qui soit.
Avec subtilité, sans la moindre trace de prosélytisme, James Gray, dans ce film, nous donne à voir ou à entrevoir la grandeur de la foi, la beauté de la prière et la noblesse du pardon. Bien sûr, il n'est pas nécessaire d'être croyant pour apprécier : tout le monde pourra y trouver son compte car le réalisateur nous propose l'un des plus bouleversants portraits de femme qu'on ait vu au cinéma depuis longue date. Marion Cotillard en Ewa a trouvé là l'un de ses meilleurs rôles : elle excelle en tout point, de même d'ailleurs que Joaquin Phoenix en Bruno ! Ce film magnifique est, sans aucun doute, l'un de mes préférés de l'année 2013 (une année pourtant très riche en beaux événements cinématographiques!). 9,5/10