On n'imaginait pas forcément Jarmusch se frotter au film de vampire. Cela dit, il avait déjà revisité à sa façon deux genres bien codifiés, le western (Dead Man) et le film de samouraï (Ghost Dog). Alors pourquoi ne pas sortir les crocs ? Il les a sortis avec son élégance habituelle, au coeur d'une intrigue à la fois drôle et mélancolique, tout en nonchalance narrative, tout en séduction visuelle et sonore. Aux envoûtements des plongées tournoyantes, des travellings nocturnes et autres tableaux de corps enlacés correspond une BO joliment planante, aux résonances nostalgiques. Le cinéaste a par ailleurs apporté sa propre stylisation à la figure du vampire, donnant au couple central du film, Adam et Ève, un côté dandy cool et underground, avec chevelure épaisse et hirsute (intégrant des poils de yacks !), lunettes noires, gants seyants... Quant au sang, il se boit dans de petites coupes finement décorées, dans des flasques à whisky ou... en bâtonnet de glace. S'abreuver au cou d'un quidam confine ici au manque d'éducation, aux mauvaises manières (celles de la soeur d'Ève). Et quand il faut s'y résoudre, par nécessité, alors on s'excuse poliment avant...
Jarmusch invente aussi pour ses vampires de nouveaux pouvoirs (une forme de connaissance par les mains, une capacité à communiquer par les rêves...), mais les dote surtout d'une immense culture acquise au fil des siècles et qu'ils portent en eux pour l'éternité (a priori), puisqu'ils sont immortels. De cette "profondeur" historique Jarmusch tire un pur fantasme d'érudition (Adam a ainsi connu à la fois Byron, Schubert, Einstein ou Cochran) et un décalage souvent comique. C'est aussi l'occasion pour le réalisateur de déclarer son amour aux arts et aux sciences, aux chefs-d'oeuvre ou découvertes qui ont traversé le temps, et à leurs auteurs. Il y a ainsi, dans ce film, l'expression d'un certain culte voire fétichisme (la collection de guitares d'Adam, les livres pour seul bagage d'Ève) et un petit côté "panthéon personnel" avec ce plan sur un mur couvert de photos, où l'on peut distinguer Kafka, Baudelaire, Burroughs... Autant d'artistes maudits ou peu reconnus en leur temps, que Jarmush associe par analogie aux personnages principaux de son film, les vampires, ces êtres de l'ombre, ces mal-aimés... Le cinéaste s'amuse ainsi à nous présenter l'écrivain Christopher Marlowe (sous les traits de John Hurt) non seulement comme un vampire, mais aussi comme le "nègre" de Shakespeare. Et fait de Schubert le plagiaire de certaines oeuvres d'Adam... Tout cela est très amusant, même s'il y a parfois dans ces "gourmandises" culturelles un petit côté plaqué, qui fait du scénario un prétexte à énumérer des goûts personnels, au détriment de l'histoire du film (que certains trouveront peu "dramatisée"). Par exemple, Jarmusch nous fait écouter une composition de la chanteuse contemporaine Yasmine Hamdan, dont il fait commenter le talent par l'un de ses personnages... Même bémol concernant certains propos sur la décadence de l'humanité, où l'on entend trop la voix du réalisateur, que l'on a d'ailleurs rarement senti aussi las et désenchanté. Les humains sont ici traités ironiquement de zombies, bêtes et destructeurs, s'apercevant toujours trop tard de leurs destructions. Jarmush en profite pour balancer une petite pique à Hollywood en présentant Los Angeles comme la "capitale des zombies", là où lui-même ne trouve plus de financement pour ses films (en témoigne cette étonnante coproduction germano-anglo-franco-chypriote).
En matière d'état des lieux par temps de crise, le film se montre finalement plus subtil quand il est moins bavard, notamment quand la caméra présente Détroit comme un no man's land déserté et en ruines, saisi au gré de longs travellings tristes et beaux. Mais c'est en transcendant ces constats déliquescents par une dimension romantique que Jarmush confère vraiment à l'ensemble une certaine grâce. Le titre, Only Lovers Left Alive, porte cette dimension : l'idée d'un amour qui aide à traverser le temps, à survivre. Pour incarner cet amour, Tilda Swinton et Tom Hiddleston forment un beau couple de cinéma, elle irradiant d'une lumière pâle presque irréelle, lui renfrogné dans ses ténèbres. Un couple black and white, très poétique.