"Au sommet de son art, Kechiche réalise son film le plus libre et le plus apaisé. Tranquillement génial", écrivais-je dans les Commentaires de la page de ce film il y a quelques mois, juste après l'avoir découvert. Après une seconde vision, je suis tenté de revenir sur ce commentaire, pas pour le démentir mais pour l'approfondir. Même si je lui préfère La vie d'Adèle, plus intense et déchirant, Mektoub my love me semble bien être la preuve de l'éclatante santé d'un cinéaste majeur qui tire, d'un matériau dénué d'épaisseur, une œuvre passionnante. Des jolies filles qui sympathisent (Ophélie et Céline) ou se jalousent (Ophélie et Charlotte), se font draguer par des mecs un peu (ou beaucoup, comme l'oncle Kamel, personnage irrésistiblement lourdingue-mais-attachant) plus âgés qu'elles, cela paraît bien mince pour un film de trois heures. Mais ce qui cimente le film, lui donne toute sa sensibilité, est son protagoniste, Amin, beau garçon devant lequel toutes les filles (ou presque, j'y reviendrai) se pâment ("On est d'accord ?" lance d'un air entendu Céline à Charlotte au début du film : réplique géniale en ce qu'elle résume sans explicitation nécessaire le pouvoir d'attraction d'Amin). Le jeune homme, apprenti artiste bien dans sa peau, écoute et observe plus qu'il ne parle ; celle qu'il écoute et observe principalement, c'est Ophélie, amie d'enfance qui ne voit pas (ou ne veut pas voir) qu'Amin la désire et ne le traite donc qu'en confident. Kechiche insiste sur l'ironie cruelle des sentiments et du désir, puisque son héros ne s'intéresse vraiment qu'à la seule fille qu'il ne peut pas avoir. Ces quelques scènes de dialogue entre Ophélie et Amin sont magnifiques, non pour les répliques elles-mêmes, car ce qui s'y dit n'est en soi guère intéressant ("Il faut surtout pas Clément sache que je le trompe avec Tony" ; "Charlotte croit que je suis jalouse d'elle, alors que c'est elle qui est jalouse de moi", etc), mais pour la manière dont Kechiche capte l'attention qu'Amin porte à Ophélie, à son corps, à ses formes (ses fesses débordent littéralement de son mini-short, et ce détail, potentiellement dépréciatif, est au contraire ici un signe suprême de beauté pour le héros et pour le cinéaste - le premier étant évidemment l'alter ego du second). Si Amin écoute Ophélie, le spectateur doit donc l'écouter aussi.
De la même façon, si la jeune fille est le seul personnage féminin qui apparaît nu (au début du film), c'est parce qu'elle est la plus belle pour Amin/Kechiche, du fait de ses formes donc, qui en font presque une lointaine descendante de la Vénus Noire, toutes proportions gardées évidemment : ce qu'il y a de beau, semble dire Kechiche, c'est que quand celle-ci, au début du XIXème siècle, était ostracisée à cause de son physique, Ophélie, telle une déesse descendue sur Terre, est elle désirée par tous les hommes ou presque à la fin du XXème siècle (nous sommes ici en 1994). L'apaisement et la douceur que j'évoquais dans mon commentaire se retrouve donc dans cet aspect du film.
Il y aurait encore bien d'autres choses à écrire sur cette œuvre formidablement stimulante, de la finesse de son montage, qui fait vivre magnifiquement le hors-champ, à son intelligence des dialogues, dont le sens profond est parfois dissimulé sous le masque de l'anodin (comme dans la très belle séquence où les personnages débattent de la manière de dire "Je t'aime" en arabe : Ophélie et Charlotte, face aux autres, sont d'accord sur la formulation ; on comprend alors qu'elles l'ont entendue de la bouche du même interlocuteur, Tony), mais ce qu'il faut dire avant tout, c'est que la vitalité, l'ambition et la vérité du cinéma de Kechiche sont trop rares dans le cinéma contemporain pour ne pas souhaiter de découvrir la suite (déjà tournée au moment où j'écris) le plus rapidement possible.