J'avais un gros a priori négatif, car la bande-annonce m'avait semblé n'être qu'un minable clip publicitaire, pauvrement émoustillant et vulgairement racoleur. J'ai bien fait de m'en détacher et d'aller voir le film : j'avoue avoir été bluffé ! Baignée d'une lumière divine qui en traverse l'immanence, et saisie dans sa fraicheur si émouvante de floraison évanescente, éternellement éphémère, l'existence terrestre la plus prosaïque, la plus charnelle, est comme révélée dans sa nature de songe paradoxal, de rêve futile et dérisoire où néanmoins la vie, sans cesse renaissante, à jamais se consomme et se consume avec une persévérance et une intensité proprement mystérieuses. D'ailleurs, Amin, le personnage principal, observateur esthète, est avant tout fasciné par la vie, par son innocence, par sa beauté, par sa fragilité et par sa finitude. On sent que le regard qu'il porte sur les êtres n'est jamais celui du voyeur ou du juge. Ainsi, lorsqu'il surprend et épie Ophélie en train de faire l'amour avec Tony, il semble avant tout subjugué par l'intensité de l'étreinte, par la pulsion de vie (Eros) qui travaille l'entrelacement des corps. Certes, il est magnétisé par la beauté torride d'Ophélie, par la débordante puissance de vie qui se matérialise dans ses formes plantureuses, mais il ne veut pas la posséder : il voudrait plutôt l'immortaliser par la photographie, saisir l'apothéose de sa floraison. Pour pouvoir apprécier le film et ne pas tomber dans la critique moralisatrice ("féministe" principalement), il faut savoir faire siens les yeux d'Amin, qui sont aussi ceux de Kechiche : lorsqu'on la regarde avec ces yeux, aucune scène du film n'a la vulgarité qu'y trouvera pourtant l'immense légion des esprits prompts à l'étiquetage, à la catégorisation, à la dissection morale. Par exemple, en tant que telle, la scène où Ophélie fait la gogo danseuse en boîte de nuit peut bien être considérée comme "vulgaire", mais ce jugement moral, s'il n'est pas dépassé ici, révèlera surtout la regrettable incapacité du spectateur à être dans la pure contemplation. D'une manière similaire, les comportements de Tony (figure du baratineur-prédateur) ou de l'oncle Kamel (figure du paillard débonnaire) pourront être perçus comme libidineux et graveleux, mais par delà le bien et le mal ils sont aussi la manifestation irrépressible et innocente d'une pulsion de vie qui n'a en elle-même aucun frein, et qui vaut quand même mieux, ontologiquement parlant, que la pulsion morbide et ténébreuse que l'on devine dans la fascination d'Amin pour la destruction et la mort (cf. la séquence où il visionne, enfermé dans sa chambre, un film de guerre soviétique en noir et blanc). Sous le soleil de Sète, dans le petit monde vibrant de sensualité où évoluent les personnages du film, les institutions (ex. : le mariage, décrit d'ailleurs comme un "contrat") sont bel et bien mises à mal, et les valeurs (ex. : l'amour) sont malmenées ou rendues dérisoires par la manière-même dont il y est fait référence : par exemple, les filles conversent légèrement sur la manière dont on dit "je t'aime" en arabe, alors même que Charlotte, victime des mensonges de Tony, pleure d'avoir naïvement avalé les mots d'amour de ce baratineur invétéré.... Les larmes de Charlotte ne peuvent d'ailleurs que nous toucher, et elles nous braquent contre l'égoïsme irresponsable de Tony, puis nous sommes de nouveau très vite invités à épouser le regard supérieur d'Amin, ce regard détaché mais tendre qui semble être celui du grand acquiescement, celui du "oui" au tragique de la vie, cet "amor fati" qui a pu d'ailleurs inspirer le titre du film : "Mektoub My Love".