Zero Dark Thirty, la traque puis la fin du règne d’Oussama Ben Laden, soit l’homme le plus recherché parmi ses semblables pour avoir orchestré les abominables attentats de 2001. Kathryn Bigelow, au sortir du prodigieux démineurs, film acclamé à juste titre, se lance dans un projet encore plus ambitieux, pleine de confiance envers son scénariste, Mark Boal, investigateur appliqué en ce qui concerne le récit ici présenté. L’on pouvait sans autre faire confiance à la réalisatrice, non seulement pour ne pas tomber dans les pièges, mais aussi pour dresser un tableau cynique des forces militaires et de renseignements occidentales, pour ne pas tomber dans le personnalisation des enjeux, pour ne montrer qu’avec froideur l’importance de cette chasse à l’homme pour un groupe d’individus, formidablement déshumanisé face à l’ampleur de leurs tâches respectives. Qu’il s’agisse des agents de terrain ou des militaires, bourreaux comme libérateurs, Bigelow filme sans le moindre compromis, sans le moindre attachement, la force première de son film.
Celui-ci s’adresse pourtant aux initiés, ne prenant jamais le temps de s’arrêter, d’expliquer dans les détails. Dix ans de traque minutieuse nous sont narrées sans ligne directrice majeure, exposant des faits, développant le thème, d’où la polémique, de la torture des détenus de la CIA, développant la chasse aux messagers, nous faisant voyager tout en incluant divers actes terroristes, Londres, L’hôtel Marriott et j’en passe. Le public est dès lors plongé sans retenue dans un brouillard d’espionnage, de contre-espionnage, de manigances politiques et de techniques d’aujourd’hui. C’est finalement, petit-à-petit, que la force morale de l’agent Maya, formidable Jessica Chastain, mènera l’occident à dénicher puis à réduire au silence le terroriste, ici résolument vu comme un monstre sacré, un monstre à abattre, pour soulager les consciences, pour achever le but d’une vie, pour venger tout un peuple. L’on sent dès lors le poids de la réussite dans un effondrement moral.
Une autre force de Zero Dark Thirty, outre sa froideur, sa véracité, c’est bien entendu la scène finale, celle que tous attendent impatiemment. Du départ des Seals jusqu’au rapatriement du corps, Bigelow nous emmène tambours battants dans un assaut froid, distant, là où les militaires d’élite américains ne font pas de quartier, tirant à vue, ne descendant dans le noir uniquement que des silhouettes vagues, des ennemis de la patrie déshumanisé qu’il faut à tout prix tuer, Bigelow mettant même l’accent sur l’aspect assassin de l’opération. L’on multiplie les balles pour assouvir une vengeance, pour massacrer. Si les militaires sont de solides professionnels, l’on sent ici une tension toute particulière dans leur travail, un mépris certain pour ceux qu’ils débusquent. Du grand art en termes de mise en scène, sans compter sur une photographie usant sans remords de visions infrarouges, énorme et originale.
Finalement et par-dessus tout, c’est un message éloquent que nous délivre Kathryn Bigelow, nous mettant devant le fait accompli. Dans sa quête de vengeance, la démocratie torture et assassine. Oui, si en fin de compte, le démon est vaincu, d’autres viendront. Il aura par ailleurs fallu franchir une certaine ligne pour vaincre ce démon. Si Maya pleure après avoir atteint son but, c’est sans doute de joie, de fierté et de soulagement, mais aussi de honte, la honte d’avoir dépassé des limites morales, d’avoir perdu son humanité dix ans durant pour assouvir un besoin, pour une cause. La fin du film, concise, silencieuse, demeure évocatrice d’une libération mais aussi d’un mal être indéfinis. Zero Dark Thirty est de ce fait un film fort, poignant, juste et unique. Bravo. 18/20