Tony Kaye a longtemps été le réalisateur d' "American History X", considéré comme l'un des films marquants de la décennie 90. En voyant "Detachment" on se rappelle à quel point Kaye optait déjà pour une vision à tout prix moralisatrice du cinéma, vision devenue avec le temps une véritable soupe d'effets grandiloquents du plus mauvais goût. Ici rien ne colle ; la substance déjà est en opposition avec le sujet. "Detachment" nous parle d'une Amérique perdue à travers une classe d'élèves indisciplinés, issus d'une classe sociale peu glorieuse. Mais justement où est cette classe sociale? Chaque étudiant est une caricature groupée de délinquance physique et verbale, et les parents d'ignobles petits monstres qui crachent à la gueule des enseignants. Mais, au-delà des faits, qui existe derrière ces masques de 'cinéma-vérité'? C'est de cela dont ne parle pas le film, pourtant prétentieusement dialectique. Les opprimés sont souillés par le point de vue angélique d'une domination intellectuelle et le film se réclame de plus d'une veine réaliste (voir les fausses interviews qui ouvrent le film, dispositif éculé s'il en est du pseudocufiction). La seule surprise du film intervient bien dans son chapitre final étrangement sombre et desespéré. Mais avant, tout y passe, de la relation tendre entre le prof héroïque et la jeune prostituée, à la jeune élève boulimique secrètement amoureuse, en passant par le grand discours de classe fédérateur et la romance entre enseignants. L'accumulation énorme de stéréotypes teinte le film d'un redoutable aspect de téléfilm trimballant ses grosses idées sur le monde sans subtilité ni originalité. C'est carrément l'horreur quand Kaye, à coup de gros plans vidéo, filme le suicide par empoisonnement, ou ose le parallélisme dans une même unité de lieu entre le visage jouissant d'Adrien Brody dans un bus et le mouvement de tête explicite de la jeune prostituée, jusqu'à ce que l'on saisisse le petit jeu de montage pervers ; Brody montre juste des signes de fatigue, alors que la prostituée est en train de se faire frapper par un vieux cochon à côté. Réussir à accepter émotionnellement un tel attrait pour le sordide lacrymal revient en général à oublier ce qu'il se passe véritablement dans un film, et c'est bien là l'insoutenable manipulation de l'objet. Le sujet, le vrai, n'existe pas plus que cette classe surréaliste où tout le monde est cruel et sacrément mal éduqué. La parole n'existe que dans un camp, celui des héros fatigués, et le spectateur doit compatir, non pas pour la victime d'une éducation perdue, mais pour un enseignant déprimé (on ne nous épargne pas le risible tableau de famille ; encore un prof à valise qui ne fait jamais l'amour à sa femme), ou encore une Principale qui part à la retraite et, bien sûr, boit pour oublier (car il va de soi qu'en plus de cela son couple n'est qu'une grande illusion de trente ans sans amour). Le rapport permanent entre la figure et la caricature semble tellement évident pour Tony Kaye que son film en devient obscène, voire déviant, autant dans ses effets que dans son approche nihiliste par le rejet d'une logique. Il y a les sales cons à jamais perdus, jeune génération sans espoir ni accroche, puis il y a les grands vacillant mais encore debout, héros d'une société qui rêve de donner des leçons. Malheureusement le constat du film est terriblement déphasé puisqu'il ne met jamais en lumière le lien social qui existe entre l'intérieur d'une classe - des élèves réunis - et l'extérieur - des vies séparées - . En revenant alors sur "Entre les murs", certes le film contenait sa part de démagogie, mais il exprimait au moins de manière bien plus franche cette existence de la relation et de la parole au sein d'un intérieur scolaire, et ce avec un réalisme bien plus crédible que le film de Tony Kaye qui s'y prétend mais n'y voit que l'occasion - ratée qui plus est - d'être malsain.