Malaise dans la civilisation, malaise d'un enseignant: à travers le personnage triste et délicat d'un enseignant remplaçant qui croit devoir maintenir un engagement détaché vis-à-vis des épreuves de la vie, Tony Kaye déploie un drame affreux, d'un pessimisme désabusé, allégé d'une note d'espoir. Le tout reste marqué par un sentiment d'échec et baigné de mélancolie, comme l'exprime, par ses sourcils tombants, le visage d'éternel chien battu (un peu gonflant) qu'affiche Adrien Brody. Désireux d'effectuer un parallèle entre fond et forme, le cinéaste opte pour un traitement hybride. Il alterne ainsi douceur amère et soubresauts austères; il marie un style esthétique sobre et posé à un regard haché, façon doc pris sur le vif (zooms, mouvements saccadés), en évitant la prétention au réalisme (ce qui en dé-temporalise la force, malgré un contexte contemporain). Ce choix agit plutôt efficacement: une impression d'irréalité vient de fait parasiter le réel, accru par quelques scènes exprimant la folie, comme pour signifier la perte du rapport à la réalité des adultes, censés fournir des repères à une jeunesse déboussolée. L'impression de mal filmé révèle plutôt une esthétisation pertinente du malaise. L'ensemble se trouve soutenu par une certaine cohérence graphique de tons délavés et contrastés, un beau jeu de lumières, dont on peut reprocher l'effet de facticité. Là-dessus, tous les acteurs tiennent la route. Lucy Liu touche avec justesse, pour un rôle à total contre-emploi (passage de pétage de plombs). Marcia Gay Harden campe très bien une proviseure accablée. Le jeune connard chevelu s'avère moins convainquant. Il y a toutefois de quoi rester dubitatif face au portait de très jeune prostituée (15 ans), qui présente un vague mais étrange air de famille avec Liza Minelli (étonnante Sami Gayle, qui a la graine d'une Michelle Williams). Évidemment, l'essentiel tourne autour de rapports psychologiques et propose de s'engager dans une réflexion sur sa vision de l'éducation, dans un monde plongé dans le chaos, marqué par la «putification» économique, confronté au tourment de violences insensées... On semble naviguer au bord du gouffre, alors qu'un nihilisme consommé risquerait d'ouvrir la voie à une dérive fascisante. L’œuvre ne se contente pas de donner à voir une image lucide, faite d'un sombre désespoir, du système (scolaire et capitaliste): il intègre l'histoire personnelle du soucieux prof Henri Barthes, pour mieux faire remonter en miroir ses propres névroses, qu'il se doit de gérer, au risque d'échouer. On a ainsi droit à des séquences liées à une affaire familiale énigmatique (qui repose sur un inceste), à quelques bouts d'interviews intimes en close-up, à des flash-backs familiaux en patchworks situés dans les années 1970, ou encore à des mises en scène poétiques d'espaces scolaires désertés, à l'abandon. En le nourrissant ce personnage de complexité, le script, loin de faire du remplissage, parvient à le rendre captivant. Marqué par un drame traumatique dans son enfance, Henry peine à s'engager: il cherche un équilibre, contradictoire, entre la solidarité et l'évitement, entre le témoignage de chaleur humaine et la neutralité distante, presque glaciale. La mise en exergue dramatique de l'échec d'un projet, qui est aussi celui d'un projet de vie, pousse les figures dépeintes dans leurs derniers retranchements. Longuet, parfois dur, ce film n'est en rien un plaidoyer en faveur du métier d'enseignant. On peut en regretter la dimension quelque peu moraliste et rigide du discours; elle correspond cependant à la psychologie du personnage central, sans cesse retenu, incapable de se laisser vraiment aller, empêtré dans ses valeurs tout en reconnaissant, dépassé, que «tout le système est pourri». En même temps, Henry sait aussi se démarquer de l'esprit réac. L'air excessivement triste de l'acteur pourra irriter sinon excéder; malgré tout, il offre une performance qui semble le rendre irremplaçable. Les formateurs souffrent aussi, leur tâche est ardue, ils n'ont pas vocation à révolutionner les choses, et pourtant, derrière le constat désolant qui s'impose, vibre encore une lueur d'espoir. DETACHMENT est un film âpre, triste, d'atmosphère fébrile, sans doute abusivement découpé et stylisé mais, en lui-même, suffisamment remuant et profond pour se voir digne d'intérêt, contrairement aux exagérations des mauvaises langues critiques. Un peu gauche et pesant certes mais remarquable.