Elio Petri a quasiment toujours au moins participé à l’écriture de ses réalisations ; c’est le cas du scénario original de « L’Assassin », établi avec trois « pointures » du secteur : Massimo Franciosa (qui sera « nominé » en 1964 aux Oscars, au titre du Meilleur scénario, pour « Les Quatre Journées de Naples » et qui est metteur en scène lui-même), Tonino Guerra, également écrivain et dramaturge, récemment disparu (scénariste attitré d’Antonioni - ainsi « La Nuit » date aussi de 1961 - mais aussi celui de certains films de Fellini, Rosi, De Sica, et plus tard de tous les films d’Angelopoulos depuis « Le Voyage à Cythère » en 1984, il travaillera encore avec Petri sur « Les Jours comptés », « La Dixième Victime » et « Un Coin tranquille à la campagne ») et Pasquale Festa Campanile (l’un des scénaristes du « Mauvais Chemin » de Bolognini - d’ailleurs avec Franciosa - et du « Guépard » de Visconti, également réalisateur de très nombreux films, dont « Le Sexe des Anges » en 1964, coréalisé avec Franciosa, et le curiosa « Ma Femme est un violon » en 1971). La censure dans l’après-guerre en Italie est grande, et il est impossible de parler politique ouvertement au cinéma. Dans « Les Jours comptés », Petri détournera cette prohibition avec une fable traitant de la répartition entre travail et temps libre, « politique » (et même carrément anarchisante) sans en avoir l’air. « L’Assassin » parle d’un homicide (celui d’Adalgisa De Matteis, une femme d’affaires, notamment engagée lors de sa disparition dans la rénovation du « Shangrila », un hôtel d’Ostie), il est question d’enquête et de suspect (s), de mobiles (crime d’emblée crapuleux), de déplacement sur la scène de crime, de reconstitution, de garde à vue, d’interrogatoires, d’emplois du temps à vérifier, voire d’autopsie (on apprend que la victime était enceinte), mais cela fait-il simplement un film policier ? Le « suspense » est ce qui intéresse le moins Petri et ses coauteurs, et l’habillage en « polar » est là pour faire passer tout autre chose, en évitant au maximum les ciseaux d’Anastasie (pour autant, il aura fallu procéder à pas moins de 90 modifications pour que le film sorte !). Observé, laissé « à mijoter » de longues heures, interrogé de nombreuses fois dans un cruel jeu du chat et de la souris par le faussement débonnaire Palumbo, bringuebalé sans ménagement à cet effet de la « cage » des gardes à vue (une sorte de cul de basse-fosse côté confort), où on le soumet en plus à la promiscuité de vrais délinquants, au bureau du commissaire, Alfredo, innocent du meurtre de son associée (et maîtresse encore occasionnelle, dont le soir du crime, après avoir été celle en titre) est bien près d’avouer un forfait qu’il n’a pas commis, anéanti qu’il est par la pression qu’on lui fait subir. La présentation de la questure, de son personnel et des méthodes utilisées rappelle à s’y méprendre le kafkaïen « Procès » : la bureaucratie (ici s’incarnant dans la police) étouffe l’individu, le dépersonnalise, le conduit là où elle veut. Le message est clair : toute personne devient coupable si tel est le dessein des autorités. C’est bien ce qui a failli arriver à Martelli, sauvé in extremis par un détail désignant le vrai coupable. Mais la critique acerbe des institutions échappe à une vraie généralisation, car Alfredo Martelli, innocent en la circonstance, n’a rien du citoyen au-dessus de tout soupçon, et son cas cesse donc d’être emblématique du sujet lambda se retrouvant en toute partialité broyé par la machine étatique, ce qui fait passer plus facilement la pilule côté censure. Quand on vient l’arrêter chez lui il ne s’étonne pas plus que cela, et ne demande pas pourquoi. Brocanteur monté en graine grâce au financement d’Adalgisa, il exploite depuis 5 ans une boutique d’antiquités bien située, près de la Place d’Espagne à Rome. Il n’est pas très regardant sur la provenance de sa marchandise, et n’hésite pas à recourir lui-même à acquérir à la fausse qualité. On peut ajouter que sa comptabilité est du genre hasardeux et qu’il fait grand usage des effets de commerce de cavalerie (la nuit où Adalgisa est tuée, il lui rend visite à l’hôtel pour tenter de récupérer des lettres de change endossées à son profit, sachant qu’il ne pourra honorer sa signature lors de l’échéance du lendemain). Voilà donc quelqu’un dont l’honnêteté est très relative ! Le bel Alfredo est par ailleurs peu recommandable côté vie privée : mauvais fils (il s’empresse de mettre dans le car de retour sa mère venue fleurir la tombe paternelle et espérant passer quelques jours en sa compagnie), mauvais en amitié (il séduit Adalgisa, la femme de son meilleur ami), mauvais collègue (coutumier des « crasses » faites à son ancien associé brocanteur), déjà polisson enfant, il multiplie sans vergogne les conquêtes féminines « utiles », c’est-à-dire riches, faisant profiter à l’occasion ses relations de ses bonnes fortunes (il livre ainsi cyniquement Rose, la petite femme de chambre du Shangrila, amoureuse négligée parce qu’ancillaire, à une « auscultation » d’un genre particulier - la pauvre Rose, qui ne lui en tient pas rigueur, s’accusera du meurtre de sa patronne), sans aucun égard pour autrui (il soupçonne un malheureux de tentative d’escroquerie à l’assurance et/ou d’alcoolisme, et le laisse se suicider). On complétera le tableau par ses « fiançailles » avec la jeune et sotte Nicoletta, qu’Adalgisa le pousse à épouser pour faire une fin (elle-même n’est que séparée de son époux : pas de divorce à l’époque en Italie), conseil façon Merteuil que le cynique Valmont au petit pied qu’est Alfredo accepte avec enthousiasme, dans une version actualisée des « Liaisons ». Quand lavé de tout soupçon, il sort du commissariat, on le surprend dans un élan de générosité à donner tout l’argent qu’il a sur lui à un pauvre hère (qui ressemble au vagabond présent dans la foule massée près de l’hôtel au moment de la reconstitution). Mais l’épilogue (un an plus tard) le montre inchangé (il revendique même, ultime gloriole, le surnom d’ « assassin », acquis depuis l’affaire !). « L’Assassin » est le premier « long » d’Elio Petri (après deux courts métrages espacés, en 1954 et 1959) : sans renier sa formation néoréaliste, le cinéaste fait déjà montre d’un talent original. Mal sorti en 1961 dans notre pays (pourtant coproduction franco-italienne), il fait l’objet d’une reprise opportune (encore que bien confidentielle), après (fin avril 2012), la sortie de l’inédit « Les Jours comptés », bénéficiant comme ce dernier d’une magnifique restauration. Ce qui frappe d’abord, c’est la maîtrise technique incroyable pour un 1er film. Il faut dire que Petri a su fort bien s’entourer. Le directeur de la photographie, Carlo Di Palma, 36 ans, a déjà une belle expérience derrière lui (« Ossessione » de Visconti en 1943 en tant qu’assistant par exemple ; chef-opérateur dès 1956, il fera, notamment, plus tard dans les années 60, deux films avec Antonioni : « Le Désert rouge » et «Blow-Up », avant « Identification d’une Femme » en 1982, et il collaborera à douze reprises avec Woody Allen !) et ses cadres composés méticuleusement parlent pour lui, dans le huis clos de la questure, comme dans les vastes espaces romains ou de bord de mer des séquences de « personnalité ». Plus jeune encore, l’excellent Ruggero Mastroianni (cadet de Marcello) assure le montage (comme dans environ 150 films italiens, pour les plus grands, dont Fellini, Rosi et Visconti – il restera le monteur attitré de Petri). Son travail est essentiel : on découvre peu à peu la personnalité du héros grâce à des saynètes s’intercalant sans préavis dans le récit principal (la folle journée d’Alfredo livré à la police), sautant du présent au passé (sans chronologie qui plus est) de manière abrupte, mais finalement fluide et nécessaire. Elio Petri a été formé comme tous les metteurs en scène de sa génération à l’école du néoréalisme, mais les influences à cet égard sont déjà très distendues dans ce premier long métrage, tendance confirmée par le second, « Les Jours comptés ». Alfredo Martelli, bien qu’issu du prolétariat (campagne, puis ville), est surtout un arriviste sans scrupules, qui est devenu un marginal par rapport à sa classe sociale d’origine, et ne s’épanouit qu’au contact des nantis (Cesare, le plombier des « Jours comptés », est aussi un marginal, lui qui se met en congé de son milieu d’origine, pour tenter de vivre plus longtemps). Tonino Guerra est à l’écriture des deux films, et l’on ne peut alors nier l’influence « antonionienne » (plus remarquable cependant dans « Les Jours comptés », où l’esthétique de distanciation s’illustre abondamment). Enfin quelques mots sur le casting. Marcello Mastroianni joue la même année, outre dans « L’Assassin », justement dans « La Nuit » d’Antonioni, et dans 2 comédies (« Les Joyeux Fantômes » d’Antonio Pietrangeli, et « Divorce à l’Italienne » de Pietro Germi, le premier film à recevoir l’appellation « comédie à l’italienne !). Cet immense acteur donne vie à Alfredo Martelli avec son aisance habituelle, entouré par une distribution impeccable (où on peut distinguer Salvo Randone dans le rôle du commissaire faussement bon enfant - il sera Cesare dans le Petri suivant). Seule Micheline Presle (coproduction franco-italienne oblige) déçoit en Adalgisa : probablement doublée, elle manque de naturel.