Selon Jorge Luis Borges, le célèbre romancier et poète argentin : "L'œuvre baroque, exhibe et dilapide délibérément ses moyens, frôlant ainsi sa propre caricature". À travers une sorte de saturation des moyens du langage, le style baroque illustre paradoxalement la vacuité qui constitue, selon Borges, "l'essentiel de l'univers". Car à défaut de le représenter, c'est à célébrer le monde des apparences qu'il se consacre. Cette définition du style baroque s'applique sans aucun doute à la manière dont Josef Von Sternberg a choisi d'exprimer son art cinématographique tout au long de sa collaboration avec Marlène Dietrich, poussant à chaque fois le procédé un peu plus loin. Mais le cinéma est aussi une industrie dont les données économiques se définissent en amont de l'œuvre.
"L'impératrice Rouge" ayant été un échec autant critique que public, le réalisateur sait que l'expérience esthétique unique qu’il conduit depuis six films va rapidement tourner à sa fin. "La femme et le pantin" inspiré du roman de Pierre Louÿs sera leur dernier en commun, le réalisateur comme son actrice devenue star le savent l'un et l'autre. Il s'agira donc d'offrir en un seul film un florilège somptueux du savoir-faire du duo au sein duquel les deux membres sont désormais sur un pied d'égalité, Marlène Dietrich en bonne élève ayant intégré toutes les leçons de son maître. Quoi de mieux que l'Espagne sévillane et son carnaval pour ce bouquet final adapté par John Dos Passos qui pour l'occasion fait son unique intrusion dans l'univers cinématographique. Marlène Dietrich n'a rien d'une espagnole ? Josef Von Sternberg n'en n'a cure, son propos étant une fois encore de montrer à travers les personnages interprétés par Lionel Atwill et César Romero que Marlène Dietrich est définitivement libre et insaisissable.
Le très respecté Capitaine Don Pascual (Lionel Atwill) mettant en garde le jeune Antonio (Cesar Romero), contre l'asservissement volontaire qui a été le sien face à cette femme qui vous fait croire que vous êtes au centre de ses émotions pour aussitôt disparaître, c'est un peu Von Sternberg faisant le bilan de sa relation avec celle qu'il a amenée à la gloire et qui est en train de lui échapper, le laissant amer et sans ressort. S'il n'a pas la force émotionnelle ou esthétique d' ''Agent X27", de "Shanghai Express" ou de "Blonde Vénus" , "La femme et le pantin" constitue la sublime conclusion du parcours initiatique de Marlène Dietrich à côté de son Pygmalion, dans lequel elle montre l'étendue qui est désormais celle de son jeu d'actrice, capable de faire passer toutes les émotions.
Elle le prouvera immédiatement à la suite en tournant sous la direction de Frank Borzage et d'Ernest Lubitsch "Désir" (1936) et "Ange" (1937) deux comédies légères où elle fera merveille. Quant à Von Sternberg, la suite sera plus difficile, la Paramount le congédiant, lui faisant sans doute payer l'arrogance et l’intransigeance qui étaient les siennes quand il était au sommet. Subsistent malgré tout, le somptueux "Shanghai Gesture" en 1941 où il retrouve une part de sa magie et le très dépouillé "Fièvre sur Anatahan" en 1952. Puis viendra le temps de l'oubli entrecoupé de quelques célébrations avant l’avant l’adieu final à ce monde terrestre trop petit pour lui, le 22 décembre 1969.