Quatre histoires ici, chacune avec ses personnages à elle : ce n’est pas un film « choral », car il n’y a pas de rencontres inter-histoires qui cimenteraient le tout, cela se rapprocherait plutôt du film à sketches, sauf que les récits sont menés en parallèle, au lieu d’une simple succession (quand la matière de chacun serait épuisée). Le lien, c’est la ville de Rome où chaque univers est ancré, et se développe à son rythme propre - ainsi, si l’histoire d’Antonio (Alessandro Tiberi), de Milly sa femme (Alessandra Mastronardi) et d’Anna l’ « escort » (Penelope Cruz) se déroule la même journée (entre l’arrivée le matin des deux provinciaux à Roma-Termini et leur probable retour à la gare le soir, à une allure soutenue : où le mari venu présenter sa récente épouse et se recommander à des parents influents croise la route d’une prostituée sur un quiproquo, et où la jeune femme, partie à la recherche d’un salon de coiffure, tombe sur un tournage de rue aux conséquences inattendues), les 3 autres se déroulent sur quelques jours, voire quelques semaines. De l’aveu-même d’Allen, son inspiration serait à chercher dans le « Décaméron » de Boccace. Pasolini avait proposé pour sa part en 1971 une véritable adaptation de ce recueil de nouvelles datant du 14ème siècle ; ici, on a du mal à trouver la moindre « relecture » en mode contemporain, avec ce « To Rome with Love » ! Pourtant, le cinéaste avait envisagé d’intituler son film « The Bop Decameron » (un rien iconoclaste, donc !). La seule filiation entre le film d’Allen et le « Décaméron » est de l’ordre du ténu : 2 des 4 histoires sont des variations sur certaines « débauches » amoureuses (Antonio parfait son éducation sexuelle avec Anna la professionnelle, quand Milly dans le même temps, après avoir hésité à compter au titre des passades de son acteur favori rencontré par hasard, Luca Salta/Antonio Albanese, succombe au charme d’un rat d’hôtel incarné par Riccardo Scamarcio – double adultère ; et Jack/Jessie Eisenberg trompe sans scrupules sa compagne Sally/Greta Gerwig avec Monica/Ellen Page, une des amies de celle-ci, starlette hollywoodienne anorexique, laquelle prendra le large au premier engagement juteux annoncé), et l’amour en général est bien un thème commun (« ….with Love » : on n’est pas plus clair !). Mais c’est tout ! Woody Allen précise finalement que son scénario est sans rapport avec le classique italien, sauf pour la liberté de ton (Boccace ayant d’ailleurs situé son « académie » d’un genre particulier, non pas à Rome, mais dans la campagne florentine, après une épidémie de peste). Par ailleurs, les deux autres récits parlent peu (ou pas) d’amour. Dans une veine drolatique irrésistible, l’histoire de Leopoldo (Roberto Benigni, pour un rôle à sa démesure) est celle d’un homme exemplaire de banalité (citoyen lambda : marié, deux enfants et obscur gratte-papier) qui devient sans raison une célébrité de premier plan quelque temps, sa vie ordinaire étant proposée à l’admiration des foules nourries à la téléréalité, avant qu’un autre ne lui soit préféré sans préavis, le ramenant à son anonymat d’origine : fantaisie sur les pièges de la gloire, surtout quand elle est phénomène de mode et donc factice par essence. La plus personnelle enfin est celle de Jerry (Woody Allen), marri d’être à la retraite sans avoir eu la carrière dont il avait rêvé et mari d’une ironique psychanalyste, Phyllis (Judy Davis). Sa rencontre avec Giancarlo (Fabio Armiliata), le père de Michelangelo (Flavio Parenti), le fiancé de sa fille Hayley (Allison Pill), ordonnateur de pompes funèbres de son état, mais doué d’une voix naturelle fabuleuse, lui donne, croit-il, l’occasion de relancer ses activités de metteur en scène pour l’opéra et d’agent artistique. La circonstance que le magnifique ténor ne peut donner la mesure de son talent qu’en chantant sous sa douche oblige à des astuces inédites de scénographie (la représentation de « Paillasse » sous l’armature d’une cabine de douche est hilarante, et la meilleure invention cocasse du film !). Gloire relancée, mais sans avenir, le croque-mort ne voulant pas persévérer dans le bel canto « pro » ! Et les deux récits sur l’amour évoqués plus haut ont eux aussi une variable « gloire », ses pompes et ses effets : Milly côtoie fortuitement des « people » comédiens - dont Ornella Muti, dans le caméo de « Pia Fusari » - et balance entre ses devoirs d’épouse et des souvenirs pour toute la vie si elle couche avec le célèbre « Luca Salta », d’ailleurs prétendument en instance de divorce ; quant à Jack, il fréquente Monica, « people » aussi, et depuis sa brève rencontre avec John (Alec Baldwin), un architecte renommé et une sorte de modèle pour l’étudiant qu’il est dans la même discipline, il s’en est fait une sorte de mentor et confident imaginaires, qui l’encourage ou le raille dans son entreprise de séduction. La sclérose serait-elle inévitable pour qui a une telle filmographie (de plus en mode accéléré depuis déjà 12 ans) ? Ces quatre « histoires » romaines montrent au contraire l’étendue du savoir-faire du vieux maître (77 ans en décembre prochain). On peut ainsi relever en net positif : un hommage réussi à la comédie “à l’italienne” (les mésaventures d’Antonio et Milly, avec l’Espagnole Penelope Cruz crédible en Italienne pulpeuse et volcanique, à la Sophia Loren) - à Rome, tout à fait en situation ; un nouveau couple à la « Manhattan » : Ellen Page/Monica en digne héroïne allénienne, névrosée sur tranche, donnant la réplique à un bien frustré Jesse Eisenberg/Jack, et une trouvaille magistrale (le ténor qui n’est bon que sous la douche, avec conséquences) explicitant le paradoxe de l’artiste de manière burlesque (dans la lignée de « Harry dans tous ses états »). Le quatrième épisode, celui de Leopoldo, peut sembler le plus loin de l’univers allénien, car ce personnage n’est a priori ni excentrique, ni lunatique, ni nostalgique comme le sont les « héros » habituels du cinéaste, juste banal ; mais il gagne rapidement en familiarité avec celui-ci, paumé qu’il est par cette incompréhensible, puis volatile, renommée qui lui tombe dessus. Cependant confier à Benigni le soin de l’incarner peut paraître de l’ordre du surlignage, quand on le voit comme à l’accoutumée dans l’emphase et le jeu exagérément démonstratif… Au négatif, beaucoup reprochent à Woody Allen un manque d’à-propos dans l’utilisation du décor offert par la ville de Rome : trop de cartes postales, trop de lumière dorée en tonalité unique, une vision « cliché » donc, un peu trop de facilités, voire de paresse. Il a voulu jouer sur l’image traditionnelle de Rome (tous les chemins y mènent, et d’abord ceux de l’amour), et se fait à l’évidence plaisir : du « léger », rien de sombre ou de philosophique, ou même de « littéraire » (voir « John » qui se moque du côté bas-bleu de « Monica »). Film sans doute en mode mineur, mais plaisant, et jamais médiocre, et qui nous fait aussi plaisir. Peut-être un petit retour rapide sur la distribution, pour la fin ? D’abord on remarque la présence de Woody devant la caméra d’Allen, ce qui n’était plus arrivé depuis le londonien « Scoop » de 2006. Ce « Jerry »-là, marié à une psychanalyste caustique, prend naturellement place dans une longue suite d’intellectuels instables, nerveux, voire phobiques (il croit ainsi sa dernière heure venue quand l’avion l’amenant des E-U traverse une modeste zone de turbulences en entamant sa descente sur Rome), avec une forte touche de dérision (son épouse rabaisse « en dollars » son évaluation « en euros » de son QI). Dans la galerie des personnages, comme toujours bien étoffée, on remarque, à côté des « indigènes » (en y adjoignant la cosmopolite Penelope Cruz, qui parle italien - je me souviens du mélo «À Corps Perdus » de Sergio Castellitto, en 2004), choisis avec pertinence et tous parfaits, le casting anglophone ne déçoit jamais, interprètes « familiers », comme Judy Davis (Phyllis) et Alec Baldwin (John), ou représentants de la nouvelle génération (Page, Eisenberg, Gerwig, Pill). Même si la technique n’est pas éblouissante (ou même négligée), le soin porté à chacun des caractères (la moindre silhouette comprise), et un humour jouant sur le décalage, voire l’absurde : voilà qui me ravit (mais je suis peut-être une « allenolâtre » invétérée, tout à fait partiale ?...).