L’individualisation comme phénomène sociologique s’est doublée de la perte d’engagement (militantisme et syndicalisme sont hélas en net recul) et de l’acceptation des nouvelles conditions de travail. Plus étrangement encore s’est opéré un effacement de la classe ouvrière auprès des médias et des politiques. Alors qu’elle représente encore près du quart de la population active, elle n’occupe qu’un pitoyable et indigne cinquantième de l’espace médiatique. Le qualificatif ‘ouvrier’ a même fini par disparaître du jargon très novlangue des managers pour être remplacé par des termes euphémistiques comme ‘agent’, ‘opérateur’ ou ‘collaborateur’ ; ce qui n’a en rien amélioré la condition des personnes concernées, bien au contraire. C’est le constat impitoyable et terrifiant que met en lumière Gilles Perret au travers des interviews qu’il mène auprès d’ouvriers, retraités ou en activité, porteurs de mémoire ou d’espoir, et de deux professeurs d’histoire. L’elliptique mais ö combien probante mise en perspective sur un siècle, de l’épisode de la fusillade de Cluses en 1904 où des patrons tirèrent à balles réelles sur leurs ouvriers grévistes à la transformation à grande vitesse de la région, de plus en plus tournée vers un tourisme haut de gamme, permet mieux que de longs discours de saisir la dégradation des conditions de vie et d’emploi des classes populaires. Une dégradation, et c’est peut-être ce qui est le plus douloureux, sinon incompréhensible, acceptée et vécue avec résignation et fatalisme. Composé d’images d’archives et d’échanges avec les interlocuteurs minutieusement choisis, De mémoires d’ouvriers met également l’accent sur la nécessité de l’interrogation sur l’environnement social et économique et sur l’importance de l’émigration pour le développement d’une région. Comment les stupéfiantes infrastructures savoyardes (routes, ponts et tunnels) auraient-elles pu voir le jour sans la collaboration d’émigrés venus de toute l’Europe par milliers ? Regardant avec réalisme et un brin de nostalgie dans le rétroviseur de l’histoire récente, Gilles Perret n’est pas dupe que les rapports de force, qui ont toujours été constitutifs des luttes sociales, ne sont guère favorables aujourd’hui à la classe ouvrière. Mais, au regard des soubresauts de l’Histoire (la révolution de 1789, la Commune de Paris en 1871 et plus récemment les travaux du Conseil National de la Résistance, au sortir de la guerre, dont les acquis sont peu à peu remis en question), le documentaire veut encore exprimer de l’optimisme pour les six millions d’ouvriers dont l’expérience, le savoir-faire et la mémoire sont progressivement bafoués et déconsidérés. La piqûre de rappel, pour désagréable qu’elle puisse paraitre, demande pourtant à être prescrite au plus grand nombre et le plus vite possible, ne serait-ce que pour rappeler certains faits.