Bertrand Bonello, on le sait, n'est pas un cinéaste populaire qui traite ses sujets comme on aimerait qu'ils le soient pour notre bon sens moral. C'est ce qui en fait un cinéaste : sa vision n'est pas celle d'un autre, son style est permanent, infesté et contaminé par son regard sur l'origine de la beauté et ses apparitions, et tous ses films sans exception - avec plus ou moins d'ardeur - donnent lieu à une véritable et profonde manifestation de la pensée cinématographique. "L'Apollonide" (son plus beau film, c'est indéniable), est à nouveau la victime bienheureuse de ses obsessions infernales, de ses doutes formels et de son esprit d'amoureux transi du mariage entre fond et forme, entre l'arc et le détail, le squelette et la chair, la pellicule et la toile. Bonello est l'un des rares cinéastes qui semble meurtrir ses oeuvres par la fascination qu'il y porte d'un point de vue formel et dans l'aboutissement de ce qu'est une mise en scène (j'en compte trois vivants : Aronofsky, Lynch, Sokourov). C'est en tout cas le seul réalisateur français à rendre perceptible, et peut-être sans le vouloir, la ligne de conduite de ses films, leurs douleurs, leur difficulté d'être faits et achevés, et ainsi leur valeur profonde. "L'Apollonide", une fois de plus, rend tangible la souffrance de mettre en scène, les peurs et l'effroi auxquels les auteurs sont confrontés, sous toute forme artistique. Il y a, comme chez Aronofsky, Lynch et Sokourov, une recherche de la perfection qui est vaine mais qui, forcément s'en rapproche. Entre les failles et les ruines du film (sa deuxième beauté), Bonello traduit une plénitude, une beauté souffrante, une démesure artistique et humaine de l'amour. La langueur infinie du film nous plonge dans la lassitude des putains, dans leur révolte impalpable, invisible, muette, celle de vivre pour et contre leur corps comme les plus belles créatures au monde. Bonello semble fou de femmes, il s'enivre de leurs présences, bâtit un Olympe à leur image, feutré de velours émeraudes, de panthères noires et de fumées d'opium. Il les filme pour ce qu'elles sont, sans érotisme mais sans pudeur, juste en tant que matière esthétique car c'est en esthète qu'il agit ici, au nom de la femme. Mais il n'y a rien de révolté pour autant, "L'Apollonide" ne dévoile ni un combat ni une idéologie féministe, tout simplement une réalité magnifiquement sordide qui est l'élixir et le poison du film. Sa structure éclatée comme si l'on avait violé le temps, semble refléter le malaise intellectuel de Bonello face à un film-somme, à un fantasme de la beauté absolue. On y voit peu à peu un délirium à ce point bercé d'un flot d'images et de corps inatteignables qu'il renverse la cérébralité parfois dangereuse de son montage en une véritable expérience de la sensation et du laisser-aller. Le rythme obscur de "L'Apollonide" semble guidé par l'opium que fument ses dryades et naïades aux cheveux de souffre, par l'ivresse des nuits étalées et veloutées aux bras des hommes, ombres mâles et impuissantes au coeur si tendre et fasciné qu'ils en sont eux-même splendides de faiblesse. Le montage du film, qui alterne des séquences viscéralement belles et classiques à des élans de modernisme fulgurants (l'introduction), joue sur la sensation d'un temps auquel on ne peut plus échapper. "L'Apollonide" est la plus belle des prisons mais une prison quand même (voir l'audace de l'utilisation du split-screen, évoquant les caméras de surveillance de notre monde moderne dans un décor 1900 qui est idéalement celui d'un tableau figé), parfois une zone de théâtre faite de micro-actes dans lesquels rentrent et sortent les individus. La femme est traitée visuellement par une alternance entre la foule et l'unicité, entre la nudité banalisée par la masse et l'abondance, et la nudité expressive de la solitude. La dramaturgie sectionnée renvoie elle à une forme contemporaine qui trouve aussi sa force dans la diction volontairement moderne des actrices (et parfois même de certains des visages), ainsi que l'anachronisme musical. En revanche certaines séquences, comme celle, magique, au bord de la Marne, évoquent une véritable expression d'époque (parfois Renoir parfois Ophüls, tout autant que Lynch et Pasolini dans les audaces d'atmosphères que l'on trouve à d'autres moments). C'est l'immense talent de Bonello et la magie du cinéma que d'oser la dichotomie entre un matériau de tragédie ancienne et une expression de trop-plein visuel autant que du dépouillement de la substance qui, elle, en devient alors tout à fait contemporaine. On se perd dans le film comme dans un rêve éveillé, insidieux, pénétrant et hypnotisant de beauté picturale et féminine, éloge du plaisir, énigme des sexes et anti-fresque sociale dont l'aboutissement étonnant résonne définitivement comme celui d'une tragédie ultra-moderniste maquillée en un spectacle charnel de sorcellerie. On voudrait se noyer dans la splendeur du texte, puis dans cet écran et dans cette production ininterrompue d'imag