Spoilers inside.
Il ne faudrait pas remettre en cause la réunion des multiples talents oeuvrant dans Django Unchained, dont la réussite tient aux performances de haut vol de chacun d'entre eux. On dira que si Django est un des plus grands films de ces dernières années ( et des cent prochaines, le pari est peu audacieux tellement il est évident ), c'est bien sûr grâce :
-A la plume aiguisée, maligne, subtile de Quentin Tarantino
-A la sobriété et à la classe de Jamie Foxx
-A la démesure de Leonardo DiCaprio
-A la musique
-A la mise en scène d'une simplicité qui confine au génie
-A un acteur autrichien doté d'un sacré talent
-A l'habile mélange entre tradition du cinéma de son auteur et caractère inédit de ce dernier
-A la scène des sacs du KKK, grand moment de comédie, déjà culte
-A tout un tas d'autres éléments encore
Mais au milieu de cela, s'est glissé l'incontrôlable, qui régit non seulement la préparation d'un film, mais la vie toute entière également : le hasard. Par quel prodige - et le mot n'est pas de trop quand il s'agit de Django ( où Tarantino me fait aimer du rap ! ) - ce film atteint-il un tel niveau de perfection, de jouissance et de pur plaisir de cinéma ? La liste située un peu plus haut est une première réponse, mais il y a autre chose qui ne doit être qu'un miracle. La vie ne tient à rien, et on se souvient d'Inglourious Basterds, film qui ne se serait jamais fait sans Christoph Waltz, l'acteur parfait pour un tel rôle. Peut-être que sans lui, Django aurait bien existé, mais à l'arrivée, c'est un moins bel objet que nous aurions eu devant nos yeux. Un des meilleurs films de 2012, In Another Country, montrait qu'un détail pouvait changer les choses de manière considérable, et la seule présence de Waltz est un de ces détails qui bouleversent totalement un film ( voire deux ). Django semble avoir été fait au bon moment, avec les bonnes personnes. Parfois, il suffit de peu de choses pour obtenir un grand film.
A la découverte de Django Unchained, on se dit que le cinéma de Quentin Tarantino a délaissé - momentanément ? - quelques habitudes qu'on prêtait jusqu'alors au cinéaste. Qu'il s'agisse de gimmicks récurrents de son oeuvre ( la fameuse vue en contre-plongée qui parcourt tous ses films depuis le premier, le fétichisme - on ne voit plus de pieds ici, mais on prend toujours le nôtre ) ou de procédés plus importants - de la manipulation de la narration par exemple - Django prend un autre chemin en conservant tout de même les principales recettes dont seul Quentin Tarantino a le secret. Cette apparente volonté d'explorer de nouvelles possibilités de cinéma ne délaisse donc pas ce qui constitue la saveur de l'art tarantinien, dont l'un des éléments principaux serait sans doute le mélange d'humour et de violence maintes fois copié, mais jamais égalé. Rire devant la mort d'un homme - ou d'une femme, voir la fin - est un acte moralement extrême qui passerait pour de l'imbécilité dans une situation de la vie quotidienne. Mais rire devant la mort de quelqu'un dans Django Unchained a des conséquences quelque peu différentes, tout simplement parce qu'on est au cinéma, et surtout, dans le cinéma de Quentin Tarantino, suffisamment maître dans l'exercice du décalage pour éviter d'être pris au sérieux. Le paradoxe - et la puissance du film - réside pourtant dans le fait que le sujet - l'esclavage - n'est jamais un prétexte qui servirait à contextualiser l'action sans en développer les enjeux. Tarantino a beau faire un film à ne pas prendre au premier degré, il n'en demeure pas moins vrai qu'il n'esquive pas la question centrale. La différence avec le cinéma classique, ordinaire, peu ambitieux et répétant ses figures et motifs à l'extrême, c'est que ce film-là n'a jamais la prétention d'être moralisateur, qu'il n'assène pas de grandes leçons et qu'il n'a rien à foutre du politiquement correct. Quand Tarantino a quelque chose à dire - et c'est nouveau dans son cinéma - il le dit par le moyen de dialogues subtils, ou simplement efficaces et drôles qui valent mieux qu'un long discours pompeux. La réjouissance qui emporte le spectateur trouve aussi son origine dans ce fait inédit. Cinéaste jusqu'alors critiqué pour le manque de profondeur philosophique, existentialiste, je-ne-sais-quoihiste de son oeuvre, qui n'était la plupart du temps que synonyme de plaisir immédiat sans suite, Quentin Tarantino poursuit le virage pris avec Inglourious Basterds en allant encore plus loin dans son discours. Car désormais, l'auteur a des choses à dire, et il les dit mieux que quiconque. Et si son précédent film brillait par ses idées théoriques sur la fiction et le pouvoir de l'art, Django est moins dans la mise en abyme mais plus dans la précision historique. L'histoire de Django Freeman est bien évidemment une fiction, un fantasme qui n'a jamais pris forme véritablement, mais cette fiction se situe dans un contexte plausible, et quand la dénonciation du racisme et de la ségrégation est traitée par le moyen d'un scénario profond et intelligent, que tout semble injuste et cruel sans être caricatural ( excessif oui, mais pas stéréotypé ), le spectateur se retrouve dans une situation d'empathie qui débouche bientôt sur de l'enthousiasme, un caractère de jouissance moins " gratuit " que d'habitude, parce que le fond existe et qu'il est solide.
En même temps que Django ( et le spectateur ), c'est Tarantino qui lui aussi semble déchaîné, aux deux sens du terme. On connaissait la folie du réalisateur - celle de l'homme aussi - mais jamais son cinéma n'avait paru aussi libre, dingue, défait de toutes contraintes. A cet égard, alors que la majorité de ses précédents films se fondait dans une structure bien précise, découpée en chapitres définis de manière explicite à l'écran, Django Unchained, film plus brutal, viscéral, direct, adopte lui une construction narrative moins alambiquée qu'à l'accoutumée. Le déroulement de l'histoire est plus classique, et à la narration-puzzle habituelle du cinéaste succède une manière plus linéaire de raconter l'histoire. Actions et temporalités se recoupent moins, peut-être parce que, plus que les autres films du réalisateur, Django est un film qui se vit dans l'instant, une jouissance à prendre sans détour, une oeuvre plus organique, charnelle et graphique qui va davantage chercher du côté de Peckinpah que vers Leone. A cet égard, l'utilisation de l'insert à la Peckinpah ( la scène où King Schultz se remémore l'esclave attaqué par les chiens ) est une référence authentique, pas gratuite, puisqu'elle dit quelque chose de l'état mental du personnage. On pouvait reprocher à Tarantino une certaine futilité dans sa manie d'user de la référence, mais ici elle est justifiée, et d'autant plus belle qu'elle est un moyen de mettre en scène.
Que le film aille plus du côté d'un cinéma vif ( pour schématiser ) que d'un cinéma plus contemplatif ( pour schématiser bis ) est un paradoxe quand on connaît le travail sur l'étirement du temps par les dialogues chez Tarantino. Ici, les dialogues sont plus efficaces au sein de l'action, moins dans le détournement. Il y a bien quelques exceptions ( le monologue du crâne, la fabuleuse scène des sacs donc ), mais elles sont rares car la priorité est ici donnée à un dialogue direct, qui à l'image des scènes d'action du film privilégie la puissance de feu, celle des armes ou celle des mots. Et c'est bien ce qu'il fallait dans ce film de dominations, où les deux personnages principaux renversent la situation de maître à esclave par l'intelligence de la parole et le maniement des pistolets. La beauté du dialogue n'est donc pas chose nouvelle dans l'oeuvre du réalisateur, mais elle gagne en profondeur. Ainsi, dans Django, tout est un peu nouveau sans renier pour autant ce qui constitue la base du cinéma de son auteur. Il faut voir comment Christoph Waltz, importé d'Inglourious Basterds, prolonge ici son personnage de chasseur retors et malin. Son jeu tout en nuance, charme et ruse est un régal, et il y a du génie chez un acteur quand celui-ci passe avec une telle aisance d'un personnage " détestable " à un autre, plus sympathique et défendable, dont la décision finale, poignante, nous fait encore plus l'admirer par sa beauté fondamentale.
On se souvient de la fin d'Inglourious Basterds, où par le biais du personnage d'Aldo Raines, Quentin Tarantino disait d'une manière à peine déguisée avoir réalisé son " chef d'oeuvre ". Théorie aujourd'hui démentie par Django Unchained, film de tous les superlatifs possibles, dont on pourrait reprendre un des dialogues en le destinant à ce génie de Tarantino : " I like the way you make movies boy ".