C'est un film mystérieux et puissant, qui jette un trouble, tant il est ouvert à de multiples interprétations. Jeff Nichols joue ici sur plusieurs registres. D'abord le fantastique, au sens le plus littéraire, à savoir l'intrusion du mystère dans le cadre de la vie réelle. Intrusion qui fait douter le personnage principal, comme le spectateur, de la réalité des choses vues et entendues. Mais de cette hésitation et de cette opposition entre délire et intuition, le réalisateur n'en tire pas autant que dans un pur film de genre, adoptant vite le point de vue du personnage qui met de plus en plus en cause sa santé mentale, conscient d'une hérédité malheureuse, sans pour autant abandonner son idée fixe. Jeff Nichols joue aussi avec les codes du film catastrophe, sur fond d'apocalypse, dans le sillage de nombreux films récents qui témoignent de notre époque inquiète de son déclin. Mais ici, pas de simplisme moral à la façon d'un Lars von Trier, par exemple, qui présente dans Melancholia une humanité pourrie qui mérite sa destruction. Nichols s'intéresse moins à la fin du monde qu'à la peur, aux multiples causes, qui fait jaillir les visions de cette fin du monde. Dès lors, c'est par sa dimension psychologique et métaphorique que le film devient très intéressant. Faut-il voir dans le comportement du personnage central le symbole d'une Amérique parano, toujours hantée par sa destruction après les événements de 2001 ? Ou plus largement le symbole d'une humanité qui a peur de tout, en période de crise économique (il est question des crédits et des dettes du ménage) et de dérèglement climatique (les images de tornades) ? Ou plus simplement le symbole d'une perte de confiance générale, qui avive les instincts de survie et de protection ? Quoi qu'il en soit, la peur ultime semble être ici celle de l'éclatement de la famille, dernier bastion de confiance et de sécurité ; la communication et l'engagement moral au sein de la famille apparaissent d'ailleurs comme le vrai sujet du film aux yeux du réalisateur (interview dans Les Cahiers du cinéma, janvier 2012). Take Shelter exprime également la solitude de l'individu face à la multitude, ainsi que le poids de la normalité acquise sur ceux qui ont une autre perception du monde. Quant à la fin, elle est superbement énigmatique : réhabilitation du "fou" ? Partage d'une même folie par toute la famille ? Partage d'une même lucidité ?
Ce n'est pas la moindre des qualités du film que de susciter ces questions et ces réflexions tout en adoptant un traitement simple, linéaire, sans effet dramatique superflu. Jeff Nichols manifeste une vraie maîtrise, une étonnante sérénité d'approche. Il développe lentement mais sûrement l'inquiétante étrangeté de son récit. Sa caméra s'approche de plus en plus près du visage du personnage principal au fil du temps, pour mieux accroître le sentiment de tension et d'oppression. Il sait enfin tirer le meilleur de ses acteurs, exceptionnels. Michael Shannon (déjà remarquable dans Bug, autre film parano, et Les Noces rebelles) a une façon saisissante d'exprimer physiquement des tourments psychologiques. Et Jessica Chastain, découverte dans The Tree of Life, confirme avec évidence son talent.