Pour une fois je me mets au diapason avec l’avis de la presse et je vous encourage – vivement- à voir ce film. Je n’ai, à la base, aucune prédisposition pour les films catastrophes à la sauce 2012. Non seulement ces films ne m’intéressent pas et, en plus, ils provoquent souvent chez moi une moquerie quelque peu mesquine. Alors pour ceux qui ont les mêmes problèmes épidermiques que moi avec les films dont le fond de commerce s’apparente plus à la grosse soupe spectaculaire qu’à l’émotionnel et à la psychologie de l’humain, rassurez-vous d’ores et déjà, Take Shelter n’a rien à voir avec ces films.
Ici, la fin du monde est pensée sous l’angle de la métaphore, en lien avec l’être humain, avec sa psyché, toute la lutte se joue dans le fors intérieur de Curtis, le protagoniste. Si le Melancholia de Lars von Trier a ouvert la voie à cette métaphore cosmique, Jeff Nichols propose une plongée au coeur de l’existence d’un homme tiraillé entre son ressenti (interprété par tous comme de la folie) et la nécessité de garder une attache avec le réel – imposé – pour le bien-être de sa famille.
En utilisant le motif de la « tempête » comme présage de l’Apocalypse, Jeff Nichols opère un travail métaphorique filé à la perfection. En effet, le spectateur comprend très vite qu’il n’assiste pas à un film catastrophe, mais bien au parcours d’un homme qui lutte contre la tempête qui guette son existence, contre la tornade qui est à l’oeuvre dans son esprit. Derrière ces manifestations étranges, ces cauchemars, se cache une peur enfouie depuis l’enfance, celle de la folie héréditaire. Curtis s’est fait la promesse de ne jamais quitter sa famille comme ce fut le cas pour sa mère, atteinte de schizophrénie, internée depuis qu’il est âgé de 10 ans. Toute la tragédie du héros réside donc dans la lutte intérieure que suscite cette promesse : d’un côté, il ne peut s’empêcher de prendre au sérieux le pressentiment et les visions cauchemardesques qui le hantent et chamboulent son existence (famille, amis, boulot), mais, d’un autre côté, il sait que ce comportement l’exposera aux jugements de ses proches et mettra sa vie de famille en péril.
Le film offre des moments dramatiques forts où l’émotion atteint son climax
(Cf. la scène chez la psychologue, la visite à sa mère, les dialogues avec sa femme ainsi que tous les moments avec sa fille sourde)
grâce à l’intelligence du scénario qui a choisi d’ancrer cette prétendue manifestation de la folie dans un récit purement réaliste. Tout le déchirement de Curtis, à l’image d’un Prophète, se matérialise par l’irruption de ces sensations étranges, qu’il ne peut pas expliquer rationnellement, au sein même de son quotidien, de sa communauté.
La gageure du film s’inscrit donc dans sa capacité à susciter l’émotion (sans tomber dans l’arrache-larmes et le pathos) par le biais de scènes quotidiennes, d’échanges familiaux et d’échanges de regards. Ces regards apportent une telle accroche au film que le spectateur est happé par le point de vue de Curtis, il est entraîné dans ses expériences
– supposées – hallucinatoires.
On assiste dès lors à un crescendo émotionnel culminant lors du repas de village
où Curtis explose
, en passant par la scène obsédante de l’abri anti-tornade (the shelter) afin d’atteindre le paroxysme de l’intensité narrative lors de la dernière image sur la plage. Le dernier plan reste en tête, il ne vous quitte pas.
De plus, Take Shelter s’offre le luxe de la sobriété, de l’épuration. Toute la matière du film se déploie grâce à des acteurs au sommet de leur art, à une mise en scène qui joue avec ses propres codes n’essayant pas de s’approprier les grosses ficelles hollywoodiennes, à une légère musique qui intervient lorsque l’intensité commence sa phase ascendante et grâce à une succession de scènes qui plongent le spectateur dans une mise en abyme de sa condition. Cette puissance du film est largement due à la force de l’interprétation de Michael Shannon, acteur décidément captivant, intense, qui passe du trouble à la douceur (et vice-et-versa) en un regard, bien épaulé par une Jessica Chastain (découverte et déjà géniale dans "'The Tree of Life") émouvante à souhait.
En conclusion, Jeff Nichols réussit le pari périlleux d’une oeuvre dense, intense, poignante qui ne laisse pas indifférent et qui continue à hanter le spectateur plusieurs heures après le visionnage du film. Il permet ainsi à Michael Shannon de développer tout son talent d’interprète faisant de lui un acteur sur lequel le cinéma américain ferait bien de miser.