Après un générique inscrit sur le plan fixe d'une photocopieuse reproduisant des papiers d'identités, sans doute pour constituer un dossier de demande de visa, le film s'ouvre sur une scène, elle aussi en plan fixe, où Sirin et Nacer plaident chacun leur cause devant un juge hors cadre ; elle veut partir à l'étranger avec leur fille à l'aide du visa qu'elle a si difficilement obtenu et qui va expirer d'ici quarante jours, lui ne veut pas abandonner son père atteint de la maladie d'Alzheimer ni laisser partir sa fille. Le juge, c'est le spectateur, et nous voilà aux premières loges pour construire notre intime conviction, sachant que d'emblée les deux personnages semblent avoir un point de vue défendable.
Ashgar Farhadi justifie ainsi sa démarche : "Le cinéma dans lequel le réalisateur impose sa vision des personnages est aujourd'hui dépassé. Plutôt que de faire passer un message, mon intention est de susciter des interrogations. Il me semble qu'à l'heure actuelle, nous avons davantage besoin de questions que de réponses. C'est au spectateur de trouver des réponses." Rarement le propos d'intention d'un réalisateur n'aura été si clair, et rarement son film n'aura été aussi cohérent avec cette intention. En effet, non seulement Ashgar Farahdi par la subtilité de son écriture et de sa réalisation parvient à nous faire ressentir de l'empathie avec les différents personnages, y compris ceux qui pourraient passer pour les plus éloignés de nous, comme Razieh qui téléphone à son directeur de conscience pour savoir si c'est péché de laver un vieil homme, mais encore réussit-il à nous faire douter de ce que nous avons pourtant vu : est-ce la poussée de Nacer qui a provoqué la chute de Razieh dans l'escalier ? Savait-il qu'elle était enceinte ?
Cette capacité à instiller le doute provient d'une science de l'ellipse et du hors champ parfaitement maîtrisée : mieux vaut laisser le spectateur deviner ou déduire ce qui vient de se passer plutôt que de lui imposer une vérité démonstrative. Et quand la puissance de conviction de telle ou telle partie commence à s'imposer, Ashgar Farhadi fait intervenir celle qui est la première spectatrice de ce déchirement, à savoir Termeh, la fille de Sirin et Nacer. A deux occasions, Termeh, qui a été élevée par son père dans l'idée qu'il fallait toujours dire la vérité, même au risque de contredire son professeur, renvoie Nacer à ses contradictions et à ses petits arragements avec cette même vérité.
Fahradi vient du théâtre, et cela se perçoit par la précision de son écriture et la formidable qualité de jeu de ses acteurs, justement récompensés collectivement à Berlin. Mais le rythme palpitant et la tension permanente sont aussi rendus possibles par la qualité de la mise en scène, où toute la grammaire du cinéma est utilisée à bon escient : au plan fixe du début, nécessaire pour la frontalité de la scène, succèdent des longs travelings qui slaloment dans le labyrinthe de la maison de Nacer, passant de la chambre du grand-père à la cuisine où dicutent les femmes, puis à la chambre où Termeh se laisse distraire de ses devoirs. La caméra est en permanence dans la nécessité de contourner les obstacles, verres dépolis, cages d'escaliers, fenêtres, à l'image du spectateur qui doit démêler les mensonges de la vérité.
Là encore, il ne s'agit pas d'un heureux hasard, mais du produit d'une réflexion :"C'est une erreur de croire que le rythme d'un film ne se travaille qu'au montage. le rythme se construit dès le départ, à l'écriture, puis à la mise en scène et bien évidemment au montage. Ce que je voulais surtout, c'était montrer le rythme de la vie à Téhéran, et faire ressentir aussi la pulsation de cette ville. Je pensais donc que pour traduire ce tempo très rapide, il fallait partir à la fois d'un découpage comportant beaucoup de plans et d'une caméra constamment mobile."Objectif parfaitement atteint, puisque les 123 minutes du film s'écoulent à toute vitesse, aucune scène, aucun plans n'étant superflu ou inutilement étiré.
Le drame de cette histoire réside dans le fait que le point de vue de chacun est entendable, et que la mécanique du mélodrame débouche à chaque fois sur une contradiction plus douloureuse à résoudre. Comme dans "A propos d'Elly", les femmes jouent un rôle important, à la fois dans le déclenchement de l'action (la demande de divorce de Sirin, la dignité bafouée de Razieh), mais aussi dans son dénouement (la médiation de Sirin, les doutes de Razieh), alors que Hojat et Nacer semblent plus cadenassés par des visions sociales ou principielles qui empêchent la résolution du problème. Mais à l'heure du choix ultime, quand le juge demande aux parents de quitter le bureau pour permettre à Termeh de faire connaître son choix, la caméra s'eclipse elle aussi, comme si elle devenait indiscrète et que l'avenir de la jeune fille, symbolique de l'Iran à venir, ne la (nous) concernait plus.
Grâce au travail de recherche fait en amont par son réalisateur, "Une Séparation" a souvent une formidable puissance documentaire sur la société iranienne contemporaine, ses blocages, ses contradictions et les adapations que chacun doit y faire. Mais la force de ce film réside aussi dans sa dimension universelle, et dans les questions auxquelles Farhadi renvoie chacun des spectateurs, sur la vérité, la culpabilité, et les nécessaires concessions pour vivre ensemble. "Une Séparation" fait partie de ces films qui laissent une trace profonde, et l'unanimité de son succès critique ainsi que sa razzia de récompenses au Festival de Berlin sont amplement méritées ; espérons qu'elles permettront qu'un tel film rencontre le succès public qu'il mérite.
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