Frédéric Videau raconte ainsi la genèse de son film : "Ce qui m'intéressait, c'était de partir du choc que j'ai éprouvé devant l'interview de cette fille (Natascha Kampusch) à la télévision. Au bout de quelques secondes, je n'écoutais plus ce qu'elle disait, je la regardais et les questions se bousculaient dans ma tête : comment pouvait-elle être aussi forte, souriante et pleine de vie après ce qui lui était arrivé ?" Précision importante, car elle dissipe une interrogation qui plane sur un tel sujet : peut-on faire un film d'une situation aussi sordide, et comment montrer la relation entre le bourreau et sa victime sans tomber dans le voyeurisme malsain ? Même si l'histoire autrichienne reste forcémenr présente dans la tête des spectateurs comme elle a dû l'être dans celles des membres de l'équipe du film, il s'agit d'une autre histoire, une fiction comme le rappelle le panneau qui apparait au début du film.
Deuxième précision nécessaire : le sujet du film n'est pas uniquement le rapport entre Vincent et Gaëlle, et encore moins son issue, puisqu'on nous montre la libération de la jeune fille dès la deuxième scène, avec d'emblée toute l'ambiguïté qu'elle recèle : Vincent a-t-il laissé la porte ouverte intentionnellement ? Que signifie cet arrêt de Gaëlle quand elle se trouve au bout de l'allée et qu'elle regarde Vincent, ou plutôt le spectateur qui est à sa place ? Il existe au moins trois films qui racontent l'histoire d'une jeune fille ou d'une jeune femme séquestrée par un homme : "Contre toi", de Lola Doillon, "La Piel que habito", de Pedro Almodovar, et "La Drôlesse", de Jacques Doillon. Dans les deux premiers, la motivation du kidnappeur est la même : la vengeance. La motivation de François dans "La Drôlesse" peut sembler se rapprocher de celle de Vincent, a savoir un besoin d'échapper à sa solitude. Je dis "peut sembler", car, et c'est une des forces du film, on ne sait finalement pas grand chose des motivations du bourreau.
Vincent, interprété tout en finesse par Reda Kateb (" Un Prophète", "Mafiosa"), annonce dès le premier jour les règles qu'il a fixées : il ne touchera pas Gaëlle et il lui fournira tout ce dont elle aura besoin, mais il la punira d'isolement dans sa cave à chaque tentative de se soustraire à son autorité. Il lui procure livres, DVD, ordinateur, lui fait la morale quand elle refuse de manger ou qu'elle déchire un livre, et il lui fait même faire des dictées, en les prolongeant jusqu'à ce qu'elle écrive un paragraphe sans faute. Comme Natascha Kampusch emmenée de force au ski par son ravisseur, elle apprend même à conduire la nuit. Ponctuée des éclats de la violence de Vincent, cette relation butte sur la résolution de Gaëlle de refuser d'en accepter le principe. Et si s'installe à la longue une relation de vieux couple, lui racontant les discussions à la scierie sur l'annualisation du temps de travail, elle parlant de sa dernière lecture ("La Rivière de sang", de Jim Tenuto), Gaëlle réaffirme à chaque fois que la normalité de ce quotidien étrange semble s'être installée qu'elle partira à la première occasion.
Tout cela, nous le découvrons progressivement à la lumière des souvenirs qui reviennent en flashbacks, pas forcément dans l'ordre chronologique, reconstitué grâce à l'évolution des teintures de la chevelure de Gaëlle. Et ces souvenirs émergent en regard de l'après qu'est en train de vivre la jeune fille, marqué par sa difficulté à reprendre une place après huit ans ("Ca fait combien, en francs ?"), et par la difficulté de ses proches à sortir de leur tristese et de leur culpabilité. Le père, remarquablement joué par Jacques Bonaffé, et la mère, tout aussi bien incarnée par Noémie Lvovski, n'arrivent pas à voir dans cette frêle jeune femme de 18 ans la petite fille de 10 ans qu'ils croyaient à tout jamais perdue, et tous parlent de son ravisseur comme d'un monstre alors qu'elle même éprouve de la culpablilité à pouvoir s'en souvenir autrement. Cette difficulté à vivre sa libération évoque un autte film, "Rapt" de Lucas Belvaux sur l'enlèvement du Baron Empain.
Le film repose sur Agathe Bonitzer, à qui Frédéric Videau a pensé dès l'écriture du rôle. Elle impose son personnage avec une intensité bouleversante, renvoyant à tous ceux qui s'apitoient sur elle une forme dérivée de la violence de Vincent, et suggère par un regard ou un silence toute la palette des émotions qui habitent son personnage d'écorchée vive. La très belle photographie hivernale renforce une message implicite, en opposant la froidure des scènes du monde extérieur à la chaleur relative de la maison de Vincent, et ayant soin de jouer la complémentarité des teintes dominantes avec les différentes teintes de la chevelure de Gaëlle. Film à la fois dérangeant et passionnant, "A moi seule" révèle une étonnante maîtrise pour un deuxième film, et offre indéniablement une des bonnes surprises de ce début d'année.
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