Le vingtième film de Benoît Jacquot est comme pour neuf de ses oeuvres précédentes l'adaptation d'un roman, à savoir "Les Adieux à la reine" de Chantal Thomas. Celle-ci avait écrit une première version de son récit du point de vue de l'historiographe officiel du roi, Jacob-Nicolas Moreau (joué dans le film par Michel Robin, comme toujours parfait). Puis elle s'est dit que cette histoire des trois jours qui ont suivi la prise de la Bastille devait être racontée depuis un autre point de vue, celui d'une femme, et elle a trouvé dans l'Almanach de 1789 la trace d'une lectrice adjointe, Madame Laborde. Chantal Thomas a expliqué qu'elle avait puisé son inspiration dans "La Semaine Sainte", "un des romans de l'histoire par excellence", où Aragon racontait du point de vue de l'entourage de Louis XVIII le retour de Napoléon de l'Île d'Elbe, autre moment de basculement d'une période.
Dans le roman, Sidonie Laborde a l'âge qu'avait la véritable lectrice adjointe de la Reine, c'est-à-dire une quarantaine d'années. Benoît Jacquot a choisi de la rajeunir considérablement, et de lui donner l'âge de beaucoup de ses héroïnes, la fille seule, la désenchantée, ou Lili dans "A tout de suite". Cela permet de donner au personnage de Sidonie un regard qui est à la fois celui de sa condition -presque rien au service de la frivolité des plus grands- et de sa jeunesse face à l'effondrement d'un monde séculaire. Sidonie est lectrice, donc cultivée ; elle jette d'ailleurs à la Reine dans un moment-clé du film : "Les mots sont ma seule possession". Et si elle montre souvent de l'intelligence et même de la lucidité, elle n'en a pas moins une vision reserrée de cet univers en vase clos que représente Versailles, et que Benoît Jacquot compare à un navire, le Titanic en l'occurence ou plus près de nous le Costa Concordia : " Il était le plus beau palais au monde, le plus neuf, le plus moderne, même nombre d'habitants ou de passagers, 3 000 environ, mêmes fêtes et dîners, pareille insouciance, isolement identique, mêmes signes d'un naufrage possible, mêmes mouvements de panique, même manque d'informations, semblables effets de ruche, disparition du capitaine, calèches et chaloupes, tout correspond."
Il y a dans le film deux parties distinctes : avant et après que la nouvelle de la prise de la Bastille n'arrive au château. La première partie correspond paradoxalement à la journée du 14 juillet, où du fait de la distance qui sépare Versailles de Paris, la vie d'insouciance et de superficialité se poursuit alors même que le monde bascule. C'est l'occasion de nous montrer les deux faces de Versailles : les ors et le luxe de l'entourage immédiat du Roi et de la Reine, mais aussi la promiscuité et l'insalubrité dues à l'entassement de milliers de courtisans et de serviteurs, qui se manifestent par la présence de rats et de moustiques. Les préoccupations de tout ce monde sont à l'image de celles de Marie-Antoinette, futiles et versatiles. Car tous partagent l'avis exprimé par un personnage : "La vérité, c'est qu'à Versailles, rien ne peut vous arriver".
La nouvelle arrive précédée par la rumeur, et Sidonie monnaie la confirmation de cette information contre un travail de broderie car dans ce monde d'apparence, savoir donne du pouvoir. Comme le spectateur vit cette histoire à travers ses yeux, et du fait de sa condition qui malgré sa proximité de la Reine la tient à distance, c'est souvent par son regard, au sens premier du terme, que l'on suit l'action : quand elle observe par la fenêtre la fuite nocturne des courtisans, ou quand elle écoute cachée derrière un rideau fleurdelisé le discours que prononce devant l'assemblée le Roi qui reste hors champ. Si elle vit ces événements avec tant d'intensité, ce n'est pas parce qu'elle a conscience de la nature des bouleversements à venir, mais parce qu'elle comprend intuitivement qu'ils vont remettre en cause la relation qu'elle a avec Marie-Antoinette.
Relation est un bien grand terme, comme la suite de l'histoire le montrera. Si elle voue une véritable culte à la souveraine, on ne peut pas dire que cette dernière attache la même importance à celle qui n'est qu'une lectrice adjointe, cornaquée par les dames de compagnie, et notamment Madame Campan, jouée avec une grande subtilité par Noémie Lvovski. La Reine peut s'enquérir de ses boutons de moustiques, mais dans son comportement bipolaire l'oublier ou s'agacer de sa présence l'instant d'après. Il y a d'ailleurs une scène redoutable, où Marie-Antoinette lui demande "Vous êtes toujours là ?", alors qu'il lui aurait suffi de tourner légèrement la tête pour s'en assurer. Diane Kruger donne beaucoup de vérité à ce personnage complexe d'enfant gâtée, rendant plausible l'amour que lui vouaient quelques uns et la détestation que lui portait le plus grand nombre.
Il était écrit que Léa Seydoux prête sa blondeur enfantine et charnelle à celui qui a déjà tourné cinq films avec Isild Le Besco. Présente à l'écran d'un bout à l'autre du film, elle combine un phrasé littéraire propre à son rôle de lectrice à une modernité de sa posture et de sa démarche. C'est d'ailleurs là que le film fait écho au " Marie-Antoinette" de Sofia Coppola, dont Jacquot dit avec beaucoup d'humour : "Quant aux baskets et aux macarons, je ne dirai certes pas que ça ne se fait pas, mais que ça ne se refait pas."
Dans ses quatre derniers films, Benoît Jacquot racontait l'histoire d'une femme qui abandonne tout pour partir à l'aventure. C'est à la fois cette situation et son antithèse dont parle "Les Adieux à la Reine" : Marie-Antoinette veut partir (contrairement au film de Sofia Coppola où elle assume son destin) mais ne le peut pas, alors que Sidonie qui ne veut rien d'autre que rester aupès d'elle devra partir, sacrifiée par l'amour que la Reine porte à Gabrielle de Polignac. Sans déflorer la fin, le départ du château de Versailles donne à Sidonie bien plus que les atours d'une grande dame, en lui conférant brièvement le premier rôle, avant de ne redevenir plus personne et de pouvoir vivre enfin sa vie.
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