Petite explication du titre tout d’abord : « (between the devil and) the deep blue sea » (entre le marteau et l’enclume, le marteau du désir douloureux et l’enclume de la pesanteur sociale : ainsi se débat Hester, j’y reviendrai, avec nuances). L’expression idiomatique anglaise, dont seule la deuxième partie est ici reprise, est un peu l’équivalent de notre : « de Charybde en Scylla ». Comment choisir entre deux situations indésirables, quel parti adopter en plein dilemme ? A noter : pas de reprise donc pour la sortie hexagonale du titre de la version française de la pièce de Rattigan, à savoir « Bonne fête, Esther », donné par l’auteur lui-même qui en assura la traduction, avant qu’elle ne soit adaptée dans notre pays par Constance Coline en 1954, alors que cela avait été logiquement envisagé au moment de l’annonce du projet de remake (mais le premier film, celui d’Anatole Litvak en 1955, sur un scénario de Rattigan, avec Vivien Leigh et Kenneth More, était sorti en France pour sa part comme « L’autre Homme » !). Là, c’est le metteur en scène qui est également à l’écriture (comme toujours), avec cette nouvelle adaptation de circonstance (célébrer le centenaire de la naissance de Rattigan). Le déjà chevronné Terence Davies, mais peu prolifique car très exigeant dans ses choix (7 « longs » au compteur - le premier reprenant 3 moyens métrages antérieurs - parmi lesquels on peut citer : “Distant Voices, Still Lives” et “The House of Mirth” - « Chez les Heureux du monde » pour la sortie française), auteur et réalisateur, écrivain aussi, et acteur à l’occasion, rend parfaitement justice à un autre Terence, Rattigan ! Chantre inspiré de la souffrance émotionnelle, esthète de la beauté mélancolique, passionné par l’effet de la mémoire dans le quotidien des êtres, il réussit à faire de ce travail de quasi-commande une œuvre personnelle, mais aussi très fidèle à celle d’origine. Unité de temps : 24 heures seulement (le lendemain de son anniversaire raté Hester tente de mettre fin à ses jours, apprend le départ imminent de Freddie après une dernière nuit, retrouve entre temps William, mais refuse de reprendre la vie commune). Londres est en (partie en) ruines, sa vie aussi (elle a trop aimé un garçon trop désinvolte, effrayé par l’excès de sa passion et qui préfère fuir ; elle a renoncé à son existence confortable : elle n’y reviendra pas, quitte à errer un temps). Unité de lieu : le quartier de Ladbroke Grove, au Nord de Londres, où se trouve la modeste maison de Mrs Elton, la logeuse du couple illégitime (on n’en sort qu’au fil des souvenirs convoqués par Hester). Unité d’action : la fin de sa liaison (comment elle a débuté, évolué, est condamnée : même ressort dramaturgique, quand Hester se souvient). Voilà qui ressemble bien à une tragédie, plus qu’à une « romance » ! Alors (mélo)drame ? C’est en tout cas de technique théâtrale qu’il est question par définition (mais en aucun cas de théâtre filmé !) : Davies réussit l’exercice délicat du passage à l’écran d’une pièce qui garde ses spécificités, mais dûment réappropriées par la nécessité d’un langage différent. Suivront quelques exemples en ce sens. Longue scène d’exposition muette (sauf la lecture « off » par l’intéressée du début de sa lettre d’adieu au trop-aimé) : c’est le matin où Hester a voulu mourir (mais elle n’avait sous la main que des cachets d’aspirine, et le maigre gaz du chauffage à pièces : insuffisant ! L’ex-Dr Miller, un autre pensionnaire de Mrs Elton, aura tôt fait de la faire vomir quand l’odeur les aura alertés à son chevet). Elle revoit, dans le désordre de ses souvenirs, ce qui l’a amenée là. Plus tard dans la journée, elle sera tentée par un moyen plus radical sur un quai de métro, mais sera arrêtée par un nouveau flot de souvenirs, nostalgiques, mais doux et fédérateurs. Eclairages subtils, travellings étudiés. Stylisation, plus que style ? Joli travail en tout cas, par exemple sur les glissements temporels (entre la Guerre et surtout le Blitz, et l’après-guerre, « aux alentours de 1950 ») : l’histoire passe sans arrêt de l’une à l’autre période (Hester se souvient, Hester dans le présent). Ces « flashbacks » cinématographiques ont tout du retour en arrière littéraire ou analepse. Couleurs froides pour société corsetée (la haute-bourgeoisie est le milieu social ordinairement traité par Rattigan, où l’émotion est bannie, réservée qu’elle est aux gens du « commun », comme ici la logeuse et son mari grabataire ou le médecin radié) et époque troublée (seule tache de couleur : le manteau rouge d’Hester - visualisation de sa faute, cf. l’héritage littéraire de « La Lettre Ecarlate » publiée un siècle plus tôt, elle a d’ailleurs le même prénom que l’héroïne de Hawthorne), intérieurs surtout (ou lieux clos, comme le métro), fonds floutés, brumeux des souvenirs. Importance encore de la musique, très présente et s’accordant à la composition dramatique. L’allegro (joué à la radio) du concerto pour violon de Samuel Barber, compositeur américain contemporain néo-romantique, est pour le temps où Hester est seule et mélancolique. Les rengaines légères sont celles des brefs moments d’insouciance dans des pubs animés avec Jackie et Liz Jackson, un couple d’amis proches de Freddie - ce n’est pas la culture d’Hester, mais elle fait des efforts pour faire chorus. Pendant le Blitz, le métro servait d’abri : moment de communion, toutes classes sociales mêlées sur les quais de la station, effaçant les barrières et laissant la guerre au-dehors, avec une chanson traditionnelle reprise en chœur (« Molly Malone », ou « Cuckles and Mussels), l’hymne officieux de la ville de Dublin (Sir Terence Rattigan - il fut anobli en 1971, six ans avant son décès - était lui-même d’ascendance irlandaise). Conflit entre raison et passion ? En fait bien au-delà, car Hester a choisi en toute lucidité la passion, sans volonté de retour en arrière (vers le confort de sa maussade vie conjugale). Hester souffre de trop aimer (l’objet de sa flamme étant nettement en deçà dès le départ, et même en rejet sans appel quand la jeune femme veut se supprimer : excessif et dérisoire de disposer ainsi de sa vie quand tant sont morts d’un vrai conflit - Freddie a vu disparaître la plupart de ses amis pilotes). Elle est victime d’une « cristallisation » ratée. « En un mot, il suffit de penser à une perfection pour la voir dans ce qu’on aime » : Hester, emboîtant le pas à Stendhal, idéalise le héros de guerre au physique avenant et le premier à l’ouvrir à la sensualité. Quand, (é)perdue, elle réalise que Freddie est en net retrait, elle comprend sans doute qu’elle est plus amoureuse de l’amour que de lui, et en souffre tant que la seule solution qui lui paraît convenable est de disparaître. Rachel Weisz, venue au théâtre lors de ses études de littérature anglaise à Cambridge, abandonne la scène en 2001 pour se consacrer au cinéma (elle sera « oscarisée » pour son Second rôle dans « The Constant Gardener » en 2005). La jeune quadragénaire se glisse avec toute la crédibilité physique requise, après Vivien Leigh en 1995 (elle aussi avait passé 40 ans) dans la peau d’une Hester de 10 ans de moins sur le papier. Bien au-delà, elle compose une Hester magnifique, elle « est » véritablement Hester et ses fêlures, une femme à la recherche de son émancipation, et qui comprend à la toute fin (voir les dernières images, à sa fenêtre) que celle-ci va bien au-delà de la libération sexuelle et de l’autonomie sentimentale. La jeune femme est entourée de trois figures masculines : outre son père arc-bouté sur ses principes et sa morale (courte scène éclairante où l’homme de Dieu sollicité dans son église ne sait que « conseiller » à sa fille de retourner à ses devoirs d’épouse), son mari, moins attendu en la matière (profondément épris de sa ravissante femme, il est prêt à fermer les yeux sur ses « divagations » et le lui dit, lors même qu’elle part et lui réclame un divorce qu’il rejette avec force ; quand il est informé par sa logeuse de la tentative d’en finir d’Hester - Mrs Elton avait appris fortuitement, une affaire de courrier, la véritable identité en Lady Collyer de la prétendue Mrs Page et savait donc qui prévenir de l’incident – il accourt aussitôt avec un présent et son pardon), et son amant (Freddie, dont la vie a culminé à la Bataille d’Angleterre, et qui n’est plus qu’un marginal, oisif et désabusé, quand il rencontre Hester). Si c’est l’histoire d’Hester, et que Rachel Weisz y étincelle, ses « hommes » ne déçoivent pas : Tom Hiddleston (révélé par la série « Wallander » aux côtés de Kenneth Branagh, on peut citer dans sa filmographie récente : « Thor », mais aussi « Midnight in Paris ») et Simon Russell Beale (comédien de théâtre réputé et musicologue, surtout connu dans notre pays pour son rôle dans « MI-5 », la série de la BBC, et par ailleurs “gay” comme Rattigan - et « listé » en bonne place parmi les homosexuels britanniques influents) livrent l’un et l’autre une prestation convaincante.