Très bon film de Wim Wenders, qui rend hommage à l'oeuvre de Pina Bausch, à travers une reproduction, par fragments «dansés-théâtralisés», aux créations de la célèbre chorégraphe – et principalement de quatre oeuvres majeures : Le sacre du printemps (1975), Café Müller (1978), Kontakthof (1978 ; puis 2000 pour dames et messieurs de 65 ans et plus, et enfin 2008 pour adolescents de 14 ans et plus) et Vollmond (2006). Je dois avouer, de manière préliminaire, mon ignorance la plus crasse par rapport à la danse, et presque mon hermétisme (un hermétisme redoublé, du coup) devant la danse contemporaine. Pour une critique ou un jugement sur l'oeuvre de Pina Bausch, donc, c'est raté. Je m'en tiendrais donc bien humblement au film de Wenders ; sur ce qu'il pointe ou veut pointer. Et d'abord, en guise d'introduction, la manière dont Wenders insiste sur la dimension presque linguistique de la danse estampillée Pina : pour elle – pour tous les danseurs, j'imagine –, la danse n'est pas la sphère du corps dans toute son obscurité ou son inintelligibilité, la danse n'est pas le domaine des formes et des mouvements échappant de droit au logos. Bien plutôt, la danse est un langage, un logos, une intelligibilité susceptible d'être partagée et communiquée.
Seulement, comme la musique – ultra-présente dans ce film et dans l'oeuvre de Pina –, la danse est non seulement un langage sans mots, mais en plus une critique de tout mot, de toute prétention du mot à dire la chose. En cela le film est complètement philosophique : il s'ouvre, en quelque sorte, en s'inscrivant dans la longue tradition du Cratyle de Platon, sur la naturalité ou la conventionalité du langage. On peut dire alors que la danse pour Pina est exactement entre les mots et les choses, dans le creux qui les sépare et les désunit : un mot est toujours inadéquat à la chose, au réel ; et pour dire ce réel, par conséquent, il faut abandonner le langage traditionnel, et danser (ici le mot final et «slogan» du film : «dance, dance, otherwise we are lost» («dansez, dansez, sinon nous sommes perdus») résonne avec la formule nietzschéenne «sans art, la vie serait une erreur» : le corps dansant se substitue finalement au silence indépassable de Zarathoustra). L'immixtion de la danse entre les mots et les choses ne veut pourtant pas signifier l'irrationalité de la danse : il y a un logos, une intelligibilité, un système de signes de la danse, mais qui ne sera pas de mots et de noms : seulement de gestes et de mouvement. La danse comme une langue sans mots.
Du coup, je ne comprends rien à la danse, mais je ne serai pas loin de soutenir que la danse veut que je ne comprenne rien (au sens d'une explication logique) : ce qui doit passer, se communiquer, ce sont des sensations, des intensités, des sentiments, des images, des rêves et des tristesses. Le matériau de la danse, ce sont des formes, mais des formes fluides, en déplacement, mobiles et muables, qui traduisent des états de vie, des états de corps. Bref, il s'agit d'une expérience, et pas d'un discours, ou d'un scénario : et là, je dois dire que devant toutes ces scènes que Wenders reproduit dans son Pina, j'ai été bouleversé, scotché, marqué à vif devant la beauté incroyable de la chose. On croit voir des anges, des corps parfaits qui réinventent à chaque instant des mouvements parfaits. Sans être anéanti comme Wenders (qui déclare, à propos des spectacles de Bausch : "Au bout de quelques instants j’avais déjà une boule dans la gorge et après quelques minutes d’un incroyable étonnement, j’ai simplement laissé libre cours à mes sentiments et je me suis mis à chialer sans retenue. Cela ne m’était encore jamais arrivé…"), je n'étais pas loin de l'éblouissement. Et – sorry mymp... – devant ces multiples temporalités qui nous arrivent en pleine tête, à chaque scène nouvelle, on veut que notre pauvre temps s'arrête définitivement, pour contempler toujours ces peintures vivantes, ces poèmes-saynètes, ces concertos-valsés.
Le film de Wenders reproduit les thèmes récurrents de Pina, les éléments (terre au tout début, eau et pierre à la fin), l'amour/les couples, la fragilité de l'être humain (et principalement de la femme) et ses répétitions schizoïdes, d'abord dans le célèbre Tanztheater de Wupperttal, puis en extérieur, en ville, mais aussi dans des paysages désertiques. Tout est magnifique, la caméra suivant du début à la fin du film les danseurs en épousant leur mouvement, leur vitesse, leur progression. Wenders choisit l'immersion dans les pièces dansées, au milieu, sur et sous les danseurs, collant à leurs corps éprouvés, comme attachés ou liés à l'ardeur et au rythme de leurs pulsations géantes. Des couleurs splendides accompagnent les images (les robes notamment, sorte de secondes peaux en exercice) pour donner au film tout un ensemble très réussi de nuances et de profondeurs.
La critique complète sur le Tching's Ciné bien sûr (note finale : 16/20) : http://tchingscine.over-blog.com/