"38 témoins" est librement inspiré du roman de Didier Decoin, "Est-ce ainsi que les femmes meurent ?", dans lequel celui-ci revenait sur le meurtre de Kitty Genovese dans le Queens en 1964. Cette jeune femme de trente ans a été poignardée 17 fois en une demi-heure, sous les fenêtres de 38 témoins, avant que quelqu'un appelle la police. Deux semaines plus tard, un article de Martin Gansberg paraît en première page du New York Times sous le titre "Les 38 témoins du meurtre n'ont pas appelé la police". Cette affaire a donné naissance dans de nombreux travaux de psychologie sociale à ce qu'on appelle "l'effet du témoin" et qui constate que plus le nombre de témoins d'une agression est élevé, moins les chances de réaction sont importantes.
Le roman de Didier Decoin s'attachait à retracer cette histoire-là, dans le contexte précis de l'Amérique de 1964. Lucas Belvaux a fait le choix de la transposer dans un autre lieu, Le Havre, et une autre époque, la nôtre. Pourtant, on retrouve dans son scénario de nombreux éléments de l'histoire originelle : le nombre de témoins, l'intervention d'un voisin depuis sa fenêtre, la nature même du meurtre, la révélation journalistique qui oblige la justice à intervenir. Des travaux récents ont mis à mal la version initiale, prouvant que le nombre de témoins était moins élevé, qu'il y avait eu au moins un appel à la police et que Kitty Genovese était encore vivante à l'arrivée de la police. Devenue à la fois parabole et légende urbaine, c'est à cette première version, celle de Gansberg, que Decoin et Belvaux se réfèrent.
Lucas Belvaux explique ainsi son choix du Havre : "Le Havre est une ville très cinégénique. Ses rues rectilignes et ses angles droits permettent une mise en scène dramatique, avec des entrées et des sorties de scène, des plongées et des contre-plongées." Curieux que 2011 ait vu le tournage de deux réalisateurs étrangers dans cette ville, avec "Le Havre" de Kaurismäki. Si les deux films émargent bien entendu dans des registres très diffétrents, il y a aussi une petite touche d'irréalisme poétique dans certains passages de "38 témoins", comme la mise en scène très théâtrale et hiératique des obsèques de la victime.
Car si "38 témoins" bouscule le spectateur dans son confort en le poussant aux limites du malaise, c'est grâce à une grande intelligence de la mise en scène qui utilise à fond les différents outils à la disposition d'un réalisateur : des dialogues très écrits : "Les victimes laissent toujours de bons souvenirs, surtout les jeunes", "Parfois, il vaudrait mieux ne rien savoir", "Un témoin qui se tait, c'est un salaud, 38, c'est M. Tout-le-monde" ou "Je ne crois pas au pardon, je crois à la justice" ; l'absence de concession dans le jeu des acteurs, tous plus ou moins antipathiques danns leur intransigeance, que ce soit Yvan Attal, Sophie Quniton ou Nicole Garcia ; la beauté froide de la photographie et la prédominence de cadrages serrés sur les personnages ; la dimension fantastique du balai des engins de transport des containers ; et surtout le travail du son, qui nous fait entendre tous les bruits de l'immeuble : des pas, des aboiements, des discussions, la télé, histoire de rendre encore plus improbable le fait de ne pas avoir entendu la victime.
"38 témoins" est un film qui se mérite, sans concession. Il manie l'ellipse, étire les situations, introduit des enjeux secondaires comme la survivance du couple ou la responsabilité de la presse. La première partie nous laisse l'impression d'une exagération de la dramatisation : bon, personne n'a réagi, mais avaient-ils vraiment entendu, compris de quoi il s'agissait ? Et puis progressivement, le doute s'estompe, et la loi du silence qui arrangeait tout le monde vole en éclat, du fait d'un homme guidé par le remord, d'un policier écoeuré et d'une journaliste qui croit en la force de la vérité. Et le film culmmine dans la décomposition clinique de la reconstitution, orchestré à coups de talkie-walkie par des policiers-metteurs en scène qui placent les personnages devant leur resposnabilités. Laissons conclure Albert Einstein, cité par Didier Decoin : "Le monde est un endroit redoutable. Non pas tant à cause de ceux qui font le mal qu'à cause de ceux qui voient ce mal et ne font rien pour l'en empêcher."
http://www.critiquesclunysiennes.com/